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comment l’esprit se rapproche facilement, quoique le corps soit loin ; sachez que le meilleur messager que j’ai d’elle, c’est la pensée, qui me rappelle sa beauté.

Je m’en vais triste et dolent, sans savoir quand je vous reverrai. C’est pour vous que j’ai quitté le roi ; par grâce, faites que je n’aie pas à souffrir de cette séparation, quand je me présenterai courtoisement dans une cour (étrangère) au milieu des dames et des chevaliers[1].

Est-ce la nécessité de vivre qui inspire cette dernière pensée ? On dirait que Bernard demande à Éléonore une sorte de recommandation, de « viatique ». Ou, peut-être, s’excuse-t-il par avance de la joie qu’il sera obligé de montrer, malgré son chagrin intime, dans les nouveaux milieux où il va passer sa vie.

Il ne revit sans doute jamais Éléonore ; en quittant sa cour il vint à celle du comte de Toulouse, Raimond V. Ce prince était un des souverains les plus puissants du Sud de la France ; ses possessions s’étendaient jusqu’aux rives du Rhône. Il était surtout un de ceux qui distribuaient leurs largesses avec le plus de prodigalité, soit à ses vassaux, soit aux troubadours. Un chroniqueur, Geoffroy de Vigeois, nous raconte[2] qu’en 1174 le roi Henri II d’Angleterre convoqua une réunion de grands seigneurs à Beaucaire pour essayer de rétablir la paix entre le roi d’Aragon et le comte de Toulouse. Cette réunion fut l’occasion de dépenses folles. Le comte de Toulouse fit cadeau à un seigneur de Provence, le baron d’Agoult, de cent mille sols que le baron distribua à ses chevaliers. Un autre seigneur fit

  1. M. W. I, 21. À propos de la « joie » il est bon de rappeler avec M. Jeanroy (éd. de Guillaume de Poitiers, p. 19) que « l’espèce d’exaltation mystique qui a pour cause et pour objet à la fois la femme aimée et l’amour lui-même était… désignée sous le nom de joi ».
  2. Geoffroy de Vigeois, ap. Diez, L. W., p. 322.