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« sirventés » consacrés aux croisades. Il a su éviter les défauts ordinaires de ces poésies, c’est-à-dire la déclamation, ou la colère affectée. Ce qui domine dans les poésies de ce genre c’est une élévation de pensée et une noblesse par lesquelles il mérite bien l’éloge de Dante d’avoir été le « poète de la droiture ».

Dans sa jeunesse il avait sacrifié aux goûts du jour et composé plusieurs pièces en « style obscur » ; mais il abandonna bientôt ce genre faux. Il a exposé les motifs de ce changement dans une tenson qu’il composa avec un troubadour peu connu[1]. Les raisons du défenseur du style obscur peuvent se résumer en une seule : la poésie est un art trop relevé pour qu’il soit à la portée du vulgaire. À quoi Giraut de Bornelh répondit avec esprit et bon sens : « chacun ses goûts, on aime mieux les chants que l’on entend, et après tout l’on écrit pour être compris ».

Cette conception ne fut pas cependant celle du grand poète qui a rendu hommage à la haute valeur morale de sa poésie. Dante ayant à le comparer à Arnaut Daniel, qu’il rencontra dans le Purgatoire, met ce dernier bien au-dessus de Giraut de Bornelh. « Il fut, dit-il, le plus grand artiste dans sa langue maternelle… En romans et en vers d’amour il surpassa tous les autres. Laisse dire les sots qui croient que Giraut de Bornelh lui est supérieur. Ils jugent d’après la renommée, mais non d’après la vérité ; et ils s’affermissent dans leur jugement, avant d’avoir observé l’art et la raison[2]. » Ce jugement de Dante vaut à Arnaut Daniel dans l’histoire de la

  1. Tenson de Linhaure et de Giraut de Bornelh, Appel, Prov. Chr., p. 87. Cf. aussi dans l’édition Kolsen les numéros 4 et 20. Nous empruntons au premier des deux le couplet suivant : « Je pourrais écrire (une chanson) plus obscure ; mais la poésie n’a sa valeur que si tout le monde la comprend ; pour moi, quoi qu’on en puisse penser, je suis heureux quand j’entends dire qu’on chante ma chanson d’une voix sombre ou claire et quand j’apprends qu’on la chante à la fontaine. » L’autre chanson débute ainsi : « Je ferais, si j’avais assez de talent, une chansonnette assez claire pour que mon petit-fils la comprît et que tout le monde y prît plaisir. » Ce sont là de véritables manifestes littéraires contre les théories du trobar clus. Ce ne sont pas les seuls d’ailleurs dans la littérature provençale. Cf. la pièce de Pierre d’Auvergne, Sobre’l vieilh trobar e’l novel et le commentaire qu’en a donné M. J. Coulet dans les Mélanges Chabaneau, p. 777 et suiv.
  2. Purgatoire, ch. xxvi. Le chant se termine par huit vers provençaux que Dante met dans la bouche d’Arnaut Daniel. Celui-ci se trouve avec Guido Guinicelli parmi le troupeau de ceux qui n’ont pas observé, dans la satisfaction de leurs appétits charnels, l’umana legge Seguendo come bestie l’appetito. Dante cite plusieurs fois encore Arnaut Daniel dans le De vulgari Eloquentia ; il y déclare en particulier qu’il a emprunté du poète limousin la sextine. Cf. Diez, L. W., p. 282.