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vis et il me semble que je vois encore, marcher un buste sans tête, comme marchaient les autres compagnons du triste troupeau. Il tenait sa tête coupée par les cheveux, suspendue à sa main en guise de lanterne, et cette tête nous regardait et disait : « Hélas ! » De lui-même il se faisait lumière ; et ils étaient deux en un et un seul en deux… Quand il fut droit au pied du pont, il leva les bras avec toute la tête, pour que ses paroles arrivassent à nous ; et ses paroles furent : « Vois l’horrible supplice, toi qui, vivant, visites les morts ; vois si aucun supplice ressemble au mien. Pour que tu puisses parler de moi là-haut, sache que je suis Bertran de Born qui donnai au jeune roi (d’Angleterre) de mauvais conseils. Je fis lutter l’un contre l’autre le père et le fils ; Architofel ne fut pas plus perfide en excitant Absalon contre David. Pour avoir mis la division entre des personnes ainsi unies, je porte hélas ! la tête séparée du corps qui devait la supporter. Ainsi s’observe en moi la peine du talion. »

Telle fut la funèbre vision de Dante. Nous sommes mieux renseignés sur le personnage historique de Bertran de Born que sur la plupart des autres grands troubadours : et nous pouvons juger si l’horrible supplice qu’il souffre aux enfers est mérité[1].

Bertran de Born était seigneur du château d’Hautefort, en Périgord. Ce château « était une forteresse de premier ordre, tout à fait digne du nom qu’on lui avait donné en la bâtissant, haute et forte ; mais ce n’était pas le centre d’une seigneurie de grande importance[2] ».

Bertran de Born prit une part active aux luttes politiques dont le Limousin fut le théâtre pendant la deuxième moitié du xiie siècle. C’est par là que sa vie diffère de celle de Bernard de Ventadour ou d’Arnaut

  1. Voir pour tout ce qui suit A. Thomas, Poésies complètes de Bertran de Born, introduction. Le rôle historique de Bertran de Born a été étudié par M. Clédat, Paris, 1870. Bertran de Born est un des rares troubadours qui aient eu l’honneur de plusieurs éditions (Éd. A. Stimming [deux], éd. A. Thomas).
  2. Thomas, loc. sign., p. xv.