Page:Anglade - Les troubadours, 1908.djvu/187

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du récit, la gravité du ton dans les discours et le souffle héroïque qui l’anime d’un bout à l’autre.

La poésie lyrique a également gardé l’écho des rancunes et des haines que la croisade a fait naître. On doit à un obscur troubadour, Bernard Sicard de Marvejols, une éloquente satire contre la croisade et surtout contre les pieux auxiliaires des croisés.

Je ne puis décrire ma tristesse et ma peine ; je vois le monde confondu, les lois et les serments violés. Tout le long du jour je m’irrite, la nuit je soupire veillant ou dormant ; de quelque côté que je me tourne, j’entends la gent courtoise qui crie humblement aux Français : « Sire » ; les Français accordent leur pitié pourvu qu’ils voient le butin. Ah ! Toulouse et Provence, terre d’Argence, Béziers et Carcassonne, comme je vous ai vues et comme je vous vois !

Les chevaliers de l’Hôpital ou de tout ordre que ce soit me sont odieux ; je trouve en eux l’orgueil joint à la simonie et à l’amour des grands biens ; pour être admis dans leurs rangs, il faut de grandes richesses, de bons héritages ; ils ont l’abondance et le bien-être ; la fourberie et la ruse, c’est là leur religion.

Ô noble clergé, quel grand bien je dois dire de vous ! Si je le pouvais, je doublerais mes éloges. Vous tenez bien la droite route et vous nous l’enseignez ; mais les bons guides auront de belles récompenses ; vous êtes larges en aumônes, vous ne connaissez point la convoitise et vous menez une vie bien malheureuse… Mais que Dieu soit plutôt avec nous, car tout ce que je dis est mensonge[1].

C’est surtout chez un troubadour né à l’extrémité du Languedoc, chez Peire Cardenal, que ces sentiments se retrouvent, exprimés avec une éloquence âpre et rude. Peire Cardenal est le grand troubadour

  1. Bernard Sicard de Marvejols, Raynouard, Choix, IV, 191.