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la décadence. Cette conception d’un amour qui n’a plus rien de terrestre et de charnel, qui s’adresse à l’esprit et non à la matière, a facilité, on s’en souvient, la transformation de la poésie courtoise en poésie religieuse. C’est ce même esprit qui anime Dante chantant Béatrice et l’école poétique à laquelle il se rattache comme poète lyrique.

Sans doute ce n’est pas aux troubadours de la décadence que Dante a emprunté sa conception de l’amour ; il connaissait plutôt ceux de la première période[1]. Mais lui et l’école de Bologne ou de Florence se rattachent à eux. Si les troubadours provençaux n’avaient pas traité pendant près de deux siècles l’amour courtois, sa noblesse, son influence sur le cœur et sur l’esprit de l’homme, l’école sicilienne ainsi que celle de Bologne n’auraient peut-être pas existé ou elles auraient traité d’autres sujets. Et sans doute nous aurions la Divine Comédie ainsi que la poignante élégie de la Vita Nuova, mais on voit tout ce qui manquerait de gracieux et de subtil à l’œuvre du grand poète italien.

Il manquerait quelque chose aussi à l’œuvre de Pétrarque. On sait qu’il passa une grande partie de sa vie dans le Midi de la France, à Avignon, à Carpentras et à Montpellier. Le dernier troubadour était mort dans les dernières années du xiiie siècle, mais Pétrarque vécut dans un milieu où le souvenir de la poésie provençale était resté vivant. Aussi fut-il un des admirateurs de cette poésie et voici les troubadours auxquels il a donné une place d’honneur dans

  1. Dante connaissait sans doute la plupart des troubadours (du xiie s. et du début du xiiie) dont les œuvres nous sont parvenues : Bernard de Ventadour, Peire Rogier et Arnaut de Mareuil, Guillem de Cabestanh et Jaufre Rudel, etc. Il connaissait sans doute aussi les biographies des troubadours. Cf. Zingarelli, Dante, p. 70-71 (Storia lett. ital., III). Cf. Chaytor, The troubadours of Dante, Oxford, 1902.

    Ce n’est pas le lieu d’insister ici sur le dolce stil nuovo et sur ses origines. On peut voir là-dessus les deux ou trois ouvrages suivants qui ont en partie renouvelé le sujet : K. Vossler, Die philosophischen Grundlagen zum « Süssen Neuen Stil » des Guido Guinicelli, Guido Cavalcanti, und Dante Alighieri, Heidelberg, 1904 ; Cesare de Lollis, Dolce stil nuovo e « noel dig de nova maestria », in Studi Medievali, I, p. 5-23 ; Paolo Savj-Lopez, Trovatori e Poeti (Biblioteca « Sandron » di Scienze et Lettere, no 30). Le premier de ces auteurs est en désaccord sur plusieurs points essentiels avec les deux autres. Le fond de son travail — exposé d’ailleurs sous forme un peu trop didactique — est que la morale chrétienne et la philosophie scolastique ont été d’une importance capitale dans la transformation du vieux « style » en « style » nouveau. Les deux autres auteurs ont une tendance à rechercher chez les derniers troubadours les traces, les germes du nouveau « style » ; il est certain que des troubadours comme Montanhagol, quand ils parlaient du « noel dig de nova maestria », sentaient qu’ils s’éloignaient des anciens modèles et le dernier troubadour Guiraut Riquier se rapproche beaucoup, par sa conception supraterrestre et mystique de l’amour, du « dolce stil nuovo ». Aucun des deux ne parait avoir été connu en Italie ; mais il n’en est pas de même de Sordel dont la doctrine sur l’amour se rapproche tant de celle de Montanhagol.

    À propos du « pardon des offenses », dont il est question à la fin de la chanson de Dante, M. Savj-Lopez rapproche de ces mots un passage semblable du dernier troubadour Guiraut Riquier ; ce n’est là qu’une coïncidence, mais qui montre que l’évolution de la poésie provençale en décadence est sur certains points parallèle à celle de la lyrique italienne (Trovatori e Poeti, p. 66).