Page:Anglade - Les troubadours, 1908.djvu/89

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je leur dois de sentir avec mille fois plus d’ivresse les bienfaits qu’il m’accorde aujourd’hui. Le souvenir de mes peines me rend si doux le bonheur présent, que j’ose croire que, sans avoir éprouvé l’infortune, on ne peut savourer tout le charme de la félicité. » Voici une pensée analogue exprimée en termes à peu près semblables : « Je te bénis, Amour, de m’avoir fait choisir la dame qui m’accable sans cesse de ses rigueurs. Si mon affection l’avait trouvée reconnaissante, je n’eusse pas eu l’occasion de lui prouver par mes hommages et par ma constance à quel point je lui suis dévoué ; prières et merci, espoir et crainte, chansons et courtoisie, soupirs, deuil et pleurs, je n’eusse rien employé, si l’usage faisait qu’un amour pur et sincère fût de suite payé de retour[1]. »

Plus d’un troubadour s’impatienta sans doute ; quelques-uns déclarent nettement qu’ils sont las d’attendre comme des Bretons. Il leur arrive alors de prendre le ton tragique pour adoucir la rigueur de leur dame ; ils jouent facilement aux désespérés. « Le monde entier apprendra comment la dureté de votre cœur cause ma mort », dit après d’autres l’un d’eux. Mais ces plaintes et ces menaces étaient aussi de convention. « Les chants désespérés ne sont pas les plus beaux. » Et les suicides furent plutôt rares ; nous n’en connaissons aucun exemple certain, exception faite de quelques cas rapportés dans les Biographies ; mais on sait que dans ces documents la légende coudoie à tout instant la réalité. Ce qui était moins rare c’était que le troubadour malheureux se retirât du monde et

  1. Traduction de Raynouard, Des Troubadours et des Cours d’amour, p. xxii, xxvi.