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SA VIE — SES ŒUVRES

Toute forme s’en va, rien ne périt, les choses
Sont comme un sable mou, sous le reflux des causes !
La matière mobile en proie au changement,
Dans l’espace infini flotte éternellement.
La mort est un sommeil, où, par des lois profondes,
L’être jaillit plus beau du fumier des vieux mondes !
Tout monte ainsi, tout marche au but mystérieux,
Et ce néant d’un jour, qui s’étale à nos yeux.
N’est que la chrysalide aux invisibles trames,
D’où sortiront demain les ailes et les âmes…

[1]

Mais quelle différence au point de vue philosophique entre nos deux poètes ! Quelle différence au point de vue de la composition ! Bouilhet ne procède guère que par tableaux ; on ne sent pas souvent vibrer son âme, et l’on peut se demander si ses doctrines ne sont point en résumé qu’un vulgaire et glacial panthéisme. Chez Lucrèce, l’homme apparaît derrière le poëte ; sa poésie est émue, passionnée, humaine. Elle a presque un caractère dramatique. On croit voir, devant un décor immense, s’engager une lutte désespérée où l’esprit humain est aux prises, non plus avec la Fatalité, comme Œdipe, mais avec le problème de notre origine et de notre destinée. On s’attache malgré soi à ce Titan impie dont la grande âme, les erreurs morales, les égarements sincères remuent le cœur. On sent qu’il a connu l’amour, qu’il a épuisé ses peines, qu’il est dévoré par les inquiétudes du doute ; on compatit à sa sombre mélancolie, à son profond dégoût des choses, on le suit dans ses efforts pour percer les ténèbres qui l’enveloppent et pour se frayer un chemin vers la lumière, tour à tour invoquant une puissance suprême ou la reniant, éclatant soit en hymnes soit en blasphèmes. — Ce qui manque dans les Fossiles, c’est l’homme, c’est l’ardeur de la foi ou l'in-

  1. Hand igitur penitus pereunt quœcum que videntur,
    Quando alid ex alio reficit natura, nec ullam
    Rem gigni patitur, nisi morte adjuta aliéna… etc.

    Lucrèce, i, 250.
    .