Page:Anjou - Le Prince Fédor, 1907.djvu/2

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

II

LE VENGEUR

Yousouf, le front barré d’une profonde ride d’angoisse, debout sur le plancher miné et brûlant de l’entrepont, regardait Fédor, admirable de sérénité.

Les lèvres du prince souriaient toujours, montrant ses dents saines et bien plantées pour mordre.

Il posa lourdement sa main fine, ornée de lumineux joyaux, sur l’épaule du marin, et, les yeux vrillés aux prunelles du jeune homme :

— Tu doutes de moi, Yousouf ?

— Je ne doute pas de vous, monseigneur, pas plus que de moi-même… répondit fermement le capitaine. Seulement, je tremble pour ces malheureux séparés à peine par quelques instants de l’heure fatale.

— Est-ce bien l’heure fatale, celle qui libère l’âme des entraves terrestres ?

— C’est l’heure terrible, en tout cas. Puis, je songe aussi à ma complicité dans cette effrayante aventure… Je pense que nul homme en ce monde ne doit s’arroger le droit divin…

— … Le droit de punir… le droit de tuer ?… Ceci me regarde !… Tu es, toi, une machine en mes mains, un joujou, une muscade. Allons, ne discute pas. Je n’ai plus de temps à perdre à t’écouter. Voici mes ordres… Obéis.

Yousouf, très pâle, la casquette à la main, les yeux baissés, se tut.

Le maître reprit

— Le plancher résiste encore, parce que l’air n’a pas pénétré en dessous ; le feu couve lentement… Quand tu auras ouvert l’écoutille en face de la prise d’air, le bruit révélera la catastrophe, et tous, passagers et matelots pris de panique, s’élanceront aux barques de sauvetage… Aucune n’est en état ?

— Aucune. Les réas ne fonctionnent plus, les palans sont oxydés.

— Bien. Tu descendras lestement sur le dos de la sirène, à la poupe ; j’y serai. J’ai déboulonné les attaches qui la fixent ; un simple effort la lancera à l’eau et, comme elle forme un canot insubmersible, nous y prendrons place tous les deux. Tu l’as chargée, au moins ?

— Oui. Avant de partir… Sa tête est remplie d’eau douce ; dans ses flancs sont nos armes. Et sa queue contient les conserves.

— Bon. À moins d’un gros temps qui nous jette au loin — ce qui n’est pas probable — nous n’aurons point besoin de tout cela.

— Je l’espère.

— Pendant que tous les passagers s’escrimeront aux canots de sauvetage, nous filerons sans bruit. La nuit sera presque venue et l’incendie n’aura son pouvoir éclairant que lorsque nous serons loin… Tu n’as pas oublié nos instruments de précision ?

— Il y a une boussole et des cartes dans l’épaule gauche de la sirène.

— Tu vas aller de suite faire le point ; je veux savoir exactement où nous sommes. Si mes calculs sont exacts, nous devons être par le travers de l’archipel Siamos et, par conséquent, à vingt milles à peine de notre point d’atterrissage.

— Le vent est contraire, ne l’oubliez pas, prince.

— Tant mieux, sans quoi l’épave que sera dans quelques heures le yacht y pourrait être poussée.

— En effet, monseigneur… Alors les naufragés seraient sauvés…

— Oh ! j’ai prévu le cas. Il y a une torpille dans le bras droit de la sirène ; je la lancerai, si c’est nécessaire. Mais je préfère voir brûler, se tordre, hurler de peur ces Slaves maudits !

— Tous ne sont pas coupables, cependant…

— Tous !… affirma brièvement Fédor Romalewsky. Les matelots ont été triés parmi ceux qui ont attaqué Narwald. Tiens, le quartier-maître est ce Yégor qui tendit une boîte d’allumettes au colonel Pablow, ce joli colonel qui boit là-haut mon champagne, ce Pablow qui n’aime pas l’eau.

— Une boîte d’allumettes ?… Vous vous rappelez ce détail ?

— Oui. Il y a six ans, mon ami ; mais j’ai de la mémoire, et le serment fait sur les cadavres carbonisés de mon père et de ma mère n’est pas vain, je te le jure ! Eh bien, oui : Pablow, las de carnage, voulait fuir enfin notre château démantelé, pillé, saccagé, et il a crié à Yégor : « Donne-moi des allumettes, que je flambe ce repaire avant de partir. »

— Et Yégor a donné les allumettes ?

— Avec empressement. Le pilote, celui que tu vois si pacifiquement assis au gouvernail, tenait une fourche, et, comme ma vieille nourrice Léga voulait se sauver, il l’a poussée en riant du haut du rempart. Elle s’est assommée sur le sol.

— Oh !…

— Moi, j’étais fixé sur le dos de mon cheval, mais j’ai entendu le cri et le bruit du corps dans la douve. Le mousse même — un galopin pourtant — était sur le seuil de la cuisine, son père nous avait trahis, et le petit, bêtement — car il n’avait que cinq ans — apportait à boire aux vainqueurs, les matelots… Mais te conter une histoire que tu dois connaître est inutile à cette minute suprême, Yousouf. Qu’il te suffise de savoir que j’accomplis ma besogne de justicier, et que rien au monde — rien ! — ne me fera hésiter ni varier dans ma tâche. Je marche vers l’avenir en écrasant le passé.

Il y eut un silence, puis le capitaine prononça :

— Un mot, monseigneur, un seul, par grâce…

— Dis…

— Ces jeunes femmes, les malheureuses n’ont commis aucun crime, elles ! Leurs maris furent coupables, certes, mais elles sont innocentes… La jolie créature qui a épousé il y a quinze jours le colonel Pablow ignore même ces crimes… Laissez-moi essayer de la sauver…

Les traits du prince se contractèrent.

— Je te le défends, Yousouf ! répondit-il brusquement. Les femmes sont coupables — non en fait, sans doute, seulement, elles ont approché mes ennemis ; elles sont contaminées de leur présence ; elles ont reçu leurs baisers, leurs caresses. Leur bien-être a été fait de notre ruine ; elles ont au col et aux doigts des bijoux qui furent des prises de guerre ; elles sont filles et femmes de forbans. Elles périront, comme périssent dans leur nid les jeunes vipères dont le chasseur a écorché la mère.

— Prince !

— Écoute-moi, Yousouf, et ne tente rien sans mon ordre exprès. Tu sais de quelle façon je saurais te punir.

— Ne menacez pas, monseigneur. Je vous appartiens, je le sais… Je vous implorais seulement pour cette créature qui n’a pas vingt ans…

— Qu’en ferais-tu, si je te laissais la sauver ?

— Je la rendrais à la vie, au bonheur d’être, de respirer, d’aimer…

— Bonheur ?… Tu ne connais pas la valeur de ce mot, Yousouf. Bonheur est un non-sens, quand il s’agit de la terre ; aimer est un mirage ; être est un rêve.

— Pourtant monseigneur, moi je vous suis dévoué et reconnaissant, parce que vous m’avez gardé l’existence…

— Tu ne me dois rien pour cela, au contraire. Je t’aurais rendu un bien mauvais service si je t’avais seulement gardé la vie. Ce que j’ai fait pour toi est mieux, mais tu l’ignores.

— Oui, je l’ignore oui ; je suis perdu en ma pensée, comme ce navire sur l’océan… Quand je descends en mon âme, je trouve le vide, l’abîme insondable, où pas même une lueur ne peut me révéler le chemin parcouru autrefois. Quel âge ai-je ? Qui suis-je ? Oh ! je vous en conjure, dites-le moi !…

Fédor sourit.

— Si tu savais ce que je te cache, répondit-il, tu me supplierais à genoux de me taire…

— Non, non. Quel que soit cet horrible mystère, je veux le connaître ! Rien n’est torturant comme la nuit, la nuit peuplée de larves, de fantômes, de spectres mystérieux… Dites, dites-moi, par pitié…

— Pas à cette heure, Yousouf… Songe que nous sommes sur un volcan. Plus tard, cette nuit peut-être, quand nous voguerons seuls sur l’immensité des flots, dans le sein creusé de la sirène… En attendant, attention, et, à la minute précise où j’ordonnerai, obéis…

— J’obéirai, monseigneur !

— Si tu tentes un sauvetage malgré ma défense, je tuerai l’autre, l’objet de ta sollicitude inutile… Et toi, je te rendrai à ce passé que tu cherches si avidement à pénétrer… Je te referai ce que tu fus… Alors, tu n’auras plus assez de larmes pour te désespérer.

— Monseigneur, j’accomplirai tout ce que vous ordonnerez.

— Je vais remonter sur le rouf, causer encore un peu… avec eux… Il faut que le soleil disparaisse dans la mer avant que nous agissions. Suis-le avec attention, Yousouf, et, au moment où son disque rouge semblera effleurer les flots, tu descendras la cale, tu entr’ouvriras l’écoutille, un jet de flammes et de fumée s’élancera…

— Ce sera terrible !

— Alors, tu remonteras dans l’entrepont, fermant avec soin portes et sabords. L’ordre sera donné : tous les hommes sur le pont pour la prière du soir. Ils chanteront, ainsi que d’habitude, jusqu’à la disparition totale des derniers rayons. On sonnera la cloche du souper, qui sera servi sur le rouf, car nul ne doit descendre. Les écoutilles seront toutes calfatées. Puis, je prierai le chapelain de réciter la formule d’absolution…

— Mais ce prêtre, monseigneur…

— Eh bien ?

— Il est condamné, lui aussi ?

— Oui. C’était l’aumônier du régiment. Il sera un martyr… Il m’a prié de le conduire chez les sauvages d’Oroko, cannibales et tortionnaires ; je ne fais qu’avancer l’heure de son éternité…

Après avoir prononcé cette sentence, Fédor Romalewsky continua :

— Je reprends. Suis ma pensée sans m’interrompre… Tu observeras de la passerelle mes mouvements. Je me lèverai de table, je porterai un toast à ceux que j’ai aimés, à ceux dont, à toute heure de ma vie, je poursuis la vengeance… Puis, je lancerai ma coupe à la mer… À ce geste, tu descendras du banc de quart, tu iras ouvrir les écoutilles des étages inférieurs. L’air, en pénétrant, produira une explosion de vapeurs brûlantes, et tu viendras rapidement me rejoindre à l’arrière, où je t’attendrai sur la sirène… Tu as compris ?

— Oui, monseigneur.

— Remonte, maintenant. Ce plancher brûle et frémit ; déjà un peu de fumée filtre au travers. Tu es sûr que les cloisons étanches ne fonctionnent pas ?

— Elles sont solidement boulonnées dans les glissières.

— Et les embarcations ne pourraient être mises à la mer ?

— Non. En tous cas, si on parvenait à briser les porte-manteaux, elles feraient eau de toute part. J’ai eu soin de trouer les planches du fond. ̃

— À combien sommes-nous ici du continent, Yousouf ?

— À plus de cinquante milles. La seule terre proche serait l’archipel Siamos. Mais éloignée ainsi qu’elle l’est de toute route maritime fréquentée, habitée seulement pas nos gens, elle ne pourrait offrir le salut à personne.

— Évidemment, dit Fédor, songeur… Remontons sur le pont.