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Page:Anjou - Le Prince Fédor, 1907.djvu/3

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III

LE CHEMIN DE LA MORT

Quand Fédor Romalewsky reparut en haut, il trouva ses quatre invités fort égayés.

Ils faisaient des paris en lançant à la mer, suspendues à des cordes, des bouteilles de champagne dont ils attachaient légèrement le bouchon sur le goulot. Et ils les remontaient hermétiquement bouchées par le seul effet de la pression formidable de l’eau à plusieurs mètres de profondeur.

— Voyez, prince, s’écria la jeune colonelle Hanna Pablow, de sa voix claire comme un cristal de roche, j’ai enfermé dans une bouteille un petit papier, à l’instar de Robinson.

— Et qu’avez-vous écrit sur ce papier, chère madame ?

— J’ai mis « À bord de l’Alcyon, le 10 octobre 1904. Salut et amitié à ceux qui pensent à nous. » Nous avons tous signé.

— Sauf moi.

— Vous manquiez. Mais le papier est marqué à votre chiffre.

— On nous croira naufragés, si jamais on trouve cette bouteille.

— Qu’importe ! Cela nous rendrait intéressants. Et puis, on ne repêchera peut-être cette bouteille que dans cent ans, au fond du ventre d’une baleine ou d’un cachalot.

— À moins que, lancée contre un rocher, votre prose ne serve de nourriture à quelque poisson… lettré.

— Prince Fédor, réclama le commandant Karénieff, et votre histoire ?

— La suite de votre histoire, plutôt ? ajouta sa femme.

— J’y songeais… Mais si elle allait ne pas vous amuser ?

— Elle nous ferait peur, et alors ce serait un autre genre de charme, déclara le colonel Pablow. Lequel préférez-vous ? Aux voix, mesdames.

— Je préfère l’émotion, dit Hanna, très sincèrement.

— Moi, j’aime mieux rire, affirma le commandant. La vie n’est pas assez drôle pour qu’on demande encore à la fiction de la dramatiser ou de l’endeuiller…

— C’est peut-être vrai, ajouta le colonel. Aussi le théâtre n’est acceptable que gai.

— Vous n’aimez pas la tragédie ? interrogea Mme Karénieff.

— Non. J’en ai trop vécu de réelles, sur ma foi.

— Et moi donc ! ponctua Fédor. Ceci me mène tout droit à mon histoire — car je vais vous rappeler, colonel, une scène tragique où nous tînmes tous deux un rôle.

— Comment cela, prince ? Je ne me souviens pas de vous avoir connu avant le printemps dernier, où j’eus l’avantage de vous être présenté, à Paris.

— Vous ne m’avez pas reconnu, colonel, voilà tout…

— Cependant…

— Vous non plus, commandant. Et c’est bien naturel : vous m’aviez vu jadis dans mon costume national ; je portais toute ma barbe, très touffue et très longue. De plus, une blessure me forçait à garder, un bandeau sur le front.

— Une blessure ?

— Oui… Que j’avais reçue pendant cette affreuse guerre de la Kouranie contre l’Alaxa. Nous combattions alors dans des rangs ennemis : moi à la tête de mes patriotes Kouraniens révoltés contre l’invasion alaxienne ; vous, colonel, et vous aussi, commandant, dans les régiments de l’empereur Alexis.

— Ce fut terrible, cette guerre des deux pays !

— Oui, car si vous aviez pour vous la force et le nombre, nous avions notre courage farouche… notre amour de la patrie… notre droit d’hommes libres voulant rester libres !… et nous avons vendu chèrement cette liberté… Nous fûmes écrasés dans cette lutte inégale… mais nous n’oublions pas.

— Que voulez-vous dire, prince ?

— Vous le saurez bientôt… À Paris, vous m’avez retrouvé, mondain et gentleman. Rien ne pouvait vous faire reconnaître le guerrier kouranien, brûlé de haine et de rage que vous aviez à peine entrevu en un soir terrible… J’avais été amené au cercle Volney par un ambassadeur. J’ai un peu vu là tout le Paris élégant. Nous avons fait ensemble quelques bonnes causeries, colonel Pablow, vous en souvenez-vous ?… Certes, vous n’aviez plus, à ces moments-là, la pensée de cette guerre sanglante, abominable et lointaine où vous vous étiez, vous aussi, héroïquement battu sur les bords du Lénor.

— Moi, je me souviens également de cette guerre, appuya le commandant Karénieff. J’avais le grade de capitaine alors. Je menais au feu un détachement de chasseurs du Nigel.

— Parfaitement, confirma le prince Fédor. Il faisait partie de la division du général d’Orkland, n’est-ce pas ?

— C’est bien cela.

— Revivons donc ce passé… un chapitre de ce passé terrible… Et puisque ces dames aiment les émois qui étreignent le cœur et les frissons qui font vibrer les nerfs, je leur en promets pour ce soir… Vous assisterez à des scènes vécues, je vous jure.

— Très bien ! dit. Hanna Pablow, décidément friande d’émotions.

— Asseyez-vous commodément dans vos rockings. Tenez, nous allons lever la toile de notre tente du côté de l’occident, afin de voir le soleil se coucher dans la mer empourprée. Il descend lentement déjà ; j’aurai fini mon récit avant qu’il touche aux premières vagues.

— Le beau spectacle ! dit encore la jeune colonelle, songeuse.

— C’est ma vie que je vais vous dire, reprit lentement Fédor Romalewsky. Ce n’est pas un roman passionnant, ce n’est pas même une idylle, et pour de jolies femmes comme vous, habituées à connaître les rêveries et les flirts, il n’y aura pas seulement un petit récit d’amour…

— Pas le moindre ?

— Non, hélas ! Je n’ai pas un cœur brûlant, je n’ai pas une langue dorée, je ne sais ni vibrer ni aimer, et je le regrette… Mes désirs consistent seulement à dominer, à me venger de ceux qui m’ont fait du mal.

— Brr ! gouailla le commandant.

— Je suis un être primitif, doué uniquement des principes naturels, continua le prince sans relever cette interjection irrévérencieuse. Les complications d’âme me sont étrangères. Je travaille, j’étudie, je trouve dans l’étude des trésors ignorés. Le sentimentalisme me fait horreur.

— Oh ! s’écria la jolie colonelle sur un ton offensé.

— Vous voyez, mesdames, que je ne suis pas un héros d’aventures.

— Qui sait, prince ? Vous vous calomniez, prononça encore Hanna. Moi, je vous trouve original et attractif, au contraire. Vous êtes ce que personne n’est. Il court sur vous des légendes…

— … Qui sont de l’histoire, peut-être… ne vous y trompez pas.

— Il n’y a pas de fumée sans feu, opina Karénieff.

— Il y a quelquefois du feu sans fumée, commandant… de même qu’il y a des histoires dignes d’être des légendes par leur étrangeté même.

— Les vôtres, prince ? demanda l’amie de Mme Pablow.

— Oui, madame, les miennes.

— On dit… Me permettez-vous une révélation indiscrète ? fit Hanna.

— Je sais ce qu’on dit. Ne craignez donc rien. Parlez, madame.

— On dit que vous cachez au fond d’un vieux château d’Auvergne une admirable créature, ange ou fée, que vous adorez à deux genoux.

— Je ne cache personne… J’ai, en effet, avec moi, une admirable créature que j’adore mais avec tout le respect qu’on doit aux anges quand ils se sont égarés sur la terre.

— Vous ne l’épousez pas ?…

— Non, ni moi, ni personne… Je vous ai dit que c’était un ange.

— Vous ne l’avez jamais amenée à Paris ?

— Je l’y conduirai cet hiver.

— Ah ! vous nous présenterez à elle, n’est-ce pas ?

Fédor eut un geste nerveux. Ses yeux, un instant, se perdirent dans le bleu foncé de l’horizon. Il passa la main sur son front ; puis, un pli volontaire aux lèvres, il reprit :

— Nous perdons le fil de notre sujet. Je vous ai promis un épisode de mon existence et non l’histoire de mon âme. Je veux vous dire seulement où j’en étais de mon chemin quand, pour notre malheur à tous, il a croisé le vôtre pour la première fois.

— Vous nous épouvantez, prince, interrompit le commandant. Pourquoi parler de malheur quand il n’y a entre nous que sympathique amitié ?…

— L’amitié, commandant, ne naît pas en quelques mois. Nous nous connûmes à propos, à Paris au moment où je vous cherchais justement.

— Vous me cherchiez ?

— Oui, et le colonel aussi. Je désirais revoir vos visages, entrevus à travers les fumées des combats et des incendies. Car la première fois que je vous vis, messieurs, c’était au milieu d’un incendie effroyable… Il en sera peut-être ainsi la dernière ! ajouta-t-il avec une singulière et énigmatique expression de prophétie.

— Vous êtes lugubre, prince ! ricana la colonel.

— Heureusement, nous sommes sur l’eau, s’écria sa jeune femme, et si vous voulez parler du soleil qui s’en va là-bas, envoyant sur nous des rayons pourpres qui ensanglantent la mer, cet incendie-là n’est pas bien effrayant.

— C’est splendide !… déclara Pablow, enthousiaste.

— Comme tout ce que crée la nature, recommença Fédor… Donc, colonel, je vous savais attaché militaire à Paris. Depuis longtemps vos noms, pourtant bien gravés dans ma mémoire, ne s’étaient plus retrouvés sous mes yeux. Je vous avais cherchés à Arétow, votre capitale. Je vous avais su partis pour des expéditions coloniales. Quelques-uns de vos camarades, rencontrés et interrogés par moi, purent me fixer à votre sujet.

— Mais pourquoi, prince, teniez-vous tant à nous rencontrer ? questionna le commandant.

— C’est que sans doute j’avais gardé de vous un souvenir assez vif pour désirer vous revoir, messieurs. Votre camarade Michel Popoloff…

— Ah ! ce malheureux garçon, devenu fou furieux, vous savez…

— Je le sais, monsieur. Cela le prit un soir où nous avions soupé ensemble chez Roslanof — le Maxim’s d’Arétow. Par mégarde, il but dans ma coupe. Vous n’ignorez pas, mesdames, que lorsqu’on boit dans le verre de quelqu’un, on connaît ses pensées. Eh bien, Popoloff lut les miennes et devint fou de terreur.

— Taisez-vous donc, prince… Vos plaisanteries donnent la chair de poule…

— Rassurez-vous. Popoloff est enfermé et enchaîné dans un cabanon. Tout ce qu’on tenta pour le guérir fut inutile. Avant peu, il ne sera plus…

— Pauvre garçon !…