Page:Anjou - Le Prince Fédor, 1907.djvu/4

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— Avant ce triste accès, il m’avait renseigné sur vous. Je vous retrouvai donc à Paris, où je vins dans ce but. J’eus l’honneur de vous être sympathique. Nous nous liâmes comme on se lie, en quelques mois, dans le monde, et vous me fîtes le plaisir d’accepter cette croisière avec moi… Je n’ai qu’un regret…

— Lequel ? demanda Karénieff.

— … C’est qu’un autre de vos camarades, Yvan Orankeff, ne soit pas des nôtres. Qu’est-il devenu ?

— Je serais bien en peine de vous le dire… Yvan Orankeff, après la guerre de Kouranie, que nous avons faite ensemble, s’est retiré dans ses foyers. Il était blessé. Je crois qu’il est allé exploiter une terre aux colonies. C’était un des plus jeunes d’entre nous. Il n’était que sous-lieutenant.

— Oui, mais bon officier, plein d’avenir, affirma le colonel.

— Cela ne lui a pas beaucoup servi, en tout cas.

— Mais vous, prince, vous étiez officier aussi ?

— Nullement. Notre armée de Kouranie n’était pas régulière. On se battait en sauvages, nous autres, comme le dit votre empereur ; on faisait une guerre de guérillas, n’étant pas les plus forts, puisque contre dix mille des nôtres vos chefs lançaient cinquante mille hommes exercés… Nous nous défendions comme nous pouvions, sans méthode, sans règle, avec nos dents, nos ongles. Nos armes, à nous, étaient la ruse quand on pouvait, le poison, les flèches trempées de curare, les balles explosibles, les lames à deux tranchants arrosées de toxines mortelles.

— Quelle horreur ! s’écria la colonelle Pablow avec un gracieux geste d’effroi.

— On nous appelait bandits, gens hors la loi ; l’ordre était donné de nous tuer sans merci… Ah ! nous nous vendions bien, et quand l’un de nous, saisi et tué sous le knout, nous criait en mourant « Vengez-moi ! » nous n’y faillissions pas, je vous jure !

— Mais vous nous détestez, prince ? dit encore Hanna.

— En bloc, oui, madame. Vous fûtes de terribles adversaires, d’irréconciliables ennemis, puisque votre gloire fut faite de nos deuils et de l’écrasement de notre patrie.

— Vous êtes effrayant, conclut la jeune femme en cachant son visage.

— Je vous ai promis des émotions. Je vous en donne.

— Ne dépassez pas la mesure, prince, observa le colonel.

— Je ne saurais dépasser, monsieur, celle que vos compatriotes nous servirent. Elle fut débordante, celle-là !

— Je vous en prie, prince, supplia la femme du commandant, ne remuez plus ces vieilles cendres. Nous sommes de bons amis. Ne jetez pas entre nous, ici, l’étincelle de discorde qu’est toujours une conversation politique.

— Il n’y a ici aucune politique, madame. Nous sommes de races différentes ; notre sang ne bouillonne pas des mêmes enthousiasmes. Le « bandit » que je suis ne comprendra jamais la raison du plus fort… Il l’a subie, c’est tout, et c’est assez, je vous l’assure. Nous avons gardé chacun nos armes. Vous, messieurs, vos canons, vos fusils ; nous, notre rage… et notre ruse.

— Assez, assez, je vous en supplie ! gémit Hanna Pablow.

— Oui, assez, vous avez raison. Regardez comme ces marsouins sautent allègrement bâbord. Leur dos semble sanglant sous les rayons d’Occident… Tenez, c’était un soir pareil, celui où, après avoir pris Kronitz, la capitale de notre chère Kouranie, l’empereur Alexis s’avança sur Narwald, notre nid d’aigles. Il avait campé à l’ermitage de Karkoturn, en pleine forêt… Et là, messieurs, s’accomplit un drame sombre, sur lequel vous me permettrez de passer.

— Ah ! oui, la mort de la pauvre impératrice Yvana ? dit Karénieff.

— Ne rappelons pas cela, commandant, reprit le Kouranien avec effort.

— Cependant, prince, c’est le résultat du système que vous prônez la guerre par tous les moyens, au mépris de l’armistice, avec des flèches empoisonnées.

Fédor Romalewsky avait baissé le front, très pâle.

Il se taisait.

Karénieff continua :

— Cette adorable jeune femme accourait vers son mari comme une messagère de paix ; elle venait le supplier de cesser les hostilités, de laisser aux Kouraniens vaincus quelques privilèges, de faire grâce aux prisonniers ; elle implorait pour ceux parmi lesquels se trouvaient quelques-uns de ses parents éloignés… Un misérable Kouranien qui avait réussi à se cacher dans les fourrés autour du camp, tira sur cette jeune femme une flèche empoisonnée…

— Taisez-vous !… s’écria Fédor avec violence.

— Pourquoi ?… Vous nous accablez, je riposte, fit le commandant d’une voix sonnant comme un battement d’épée. Votre compatriote, tueur de femmes, a amené là un beau résultat : l’empereur, ivre de colère et de désespoir, ordonna le carnage, le pillage, l’incendie. Ah ! ce lâche, avec sa flèche silencieuse et anonyme, vous a valu de tristes répressions !…

— Odieuses, monsieur !…

— Comment ?

— Un Kouranien a tué une femme, soit… Vos soldats ont assassiné et brûlé des vieillards, mon père et ma mère entre autres.

— Mon Dieu, mon Dieu ! gémit la jeune colonelle, pourquoi sommes-nous venus ici ?

— Pour m’écouter, madame… Il faut éclairer votre religion sur les faits et gestes de ceux que vous admirez… Voici la suite de cette histoire que votre curiosité a provoquée… Moi et mes trois frères, nous avions naturellement pris les armes, nous courions les montagnes avec nos mousquets et nos chiens, nous chassions… l’homme. Nous faisions dégringoler des crêtes rocheuses sur vos soldats impériaux, nous mettions le feu aux sapinières où s’abritaient vos bataillons, nous empoisonnions les sources, et nos petits bergers égaraient les troupes par de faux renseignements pour les jeter dans nos embuscades…

— Atroce !… murmura la femme du commandant.

— Souvent, nous retrouvions attachés aux troncs des arbres ces misérables enfants couverts de coups de corde, morts ou presque… Voilà ce qui est atroce !…

» Une fois, un escadron ennemi vint à Narwald, dans le propre château de mes pères, la demeure vénérable et chérie où, depuis tant de siècles, des générations de vaillants Romalewsky étaient nées et étaient mortes.

» Nous attendions le choc. Nous avions fermé nos portes et rassemblé à l’intérieur nos serviteurs armés. Mes frères, par malheur, n’étaient pas présents. J’étais seul avec mon père, paralysé et incapable d’un mouvement… Ma mère, effrayée, le soignait…

» On nous somma d’ouvrir ; on réquisitionnait l’abri et la nourriture des hommes et des chevaux. Je descendis au-devant de l’ennemi, j’expliquai la situation des miens, je sollicitai des égards…

» Pour toute réponse, Michel Popoloff, qui commandait, fit sauter prestement son cheval par-dessus moi. Le sabot de l’animal m’atteignit au front. Je tombai et restai évanoui… Un des miens me releva et me porta dans une pièce où se tenaient mes parents. Ma mère pansa ma blessure de ses mains tremblantes… Pauvre chère maman !… »

Il y eut un instant de silence, puis farouche, semblant repousser l’attendrissement ému qui l’envahissait à ce souvenir, le prince Fédor continua, plus âpre que jamais, ses paroles cinglant comme des coups de cravache :

— Pendant ce temps, l’ennemi envahissait le château, les soldats brisaient les meubles, faisaient voler les vitres et les glaces en éclats. Je me tenais armé derrière la porte de notre chambre. Le premier qui entra — un lieutenant — fut étendu à terre d’un solide coup de sabre ; mais saisi et ficelé par vos soldats, messieurs, je fus réduit à contempler le plus horrible spectacle qui soit donné de voir à un fils… Ma mère s’était placée, éperdue, devant mon père, paralysé, je vous l’ai dit, et incapable de faire un mouvement.

— Ah ! la vieille, cria l’un de vous, je ne sais au juste lequel ce fut, je crois, le capitaine Serge Rostopsky, mort l’an passé d’un accident de chasse bien singulier, vous vous souvenez ?

— Nullement, répondit le commandant, très sombre.

— Eh bien, je vais vous le rappeler… Le capitaine Rostopsky, devenu lieutenant-colonel, chassait le cerf en forêt. Un hasard malheureux fit trébucher son cheval sur une corde tendue à travers un sentier. L’homme tomba, et — voyez quelle étrange coïncidence — il se trouva qu’à point un Kouranien passait. Il avait simplement un épieu, ce Kouranien, il l’enfonça dans le ventre de l’officier et le riva ainsi au sol…

— Oh ! fit Hanna toute pâle, les paupières battantes.

— L’homme mourut là, mais il y mit plus d’un jour, et les chiens et les corbeaux purent se nourrir de ses restes tout à leur aise car le Kouranien prit grand soin d’écarter de lui tout secours et d’égarer naïvement ceux qui le cherchaient.

— C’est horrible ! gémit douloureusement Mme Karénieff.

— Ce n’est pas tout. Je vous disais donc que mes parents faisaient tête à l’ennemi, que ma mère suppliait… « Épargnez mon mari agonisant ! » s’écriait-elle en se tordant les bras…

Ils se mirent à rire, et, d’un même coup de baïonnette, ils clouèrent l’un sur l’autre les deux vieillards : mon père et ma mère le prince et la princesse Romalewsky !…

Moi je vis tout… On m’emmena prisonnier, mais j’avais gravé dans ma mémoire l’horreur barbare de cette scène… et le nom des bourreaux !

En ce moment, un chant s’éleva de l’avant du yacht. Une mélopée large et profonde, aux tonalités de mystère.

C’était le bonsoir. Les matelots, au moment du soleil couchant, avaient été dressés, sur ce bateau de plaisance, où tout concourait au plaisir des passagers, à lancer un chœur à la tombée du jour.

On appelait cela la prière du soir, et c’était d’un grand effet impressionnant au milieu du bruit des flots calmes, formant une basse à peine perceptible, mais harmonieuse, à cet ensemble de voix humaines.

L’air avait un sens religieux. Il marquait chaque soir la chute du jour, il disait adieu à la clarté, puis s’éteignait dans un pianissimo avec le déclin du soleil.

Les hôtes du yacht écoutaient, graves et recueillis. Une grande tristesse envahissait leur cœur. Il leur semblait qu’une angoisse planait sur eux, à travers ce salut à la nuit…

Quand les dernières ondes sonores se furent évanouies, la cloche du dîner sonna.