Page:Anjou - Le Prince Fédor, 1907.djvu/56

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— Tu l’aimes ?

— Je crois bien que je l’aime ! Je n’ai jamais connu une femme qui réunisse autant de perfections : beauté, bonté, et je ne puis traduire quoi de digne, de suave, d’idéalisé en quelque sorte, qui trouble, mais enchante.

— Voilà un portrait qui ferait sourire Paul.

— Le portrait n’est pas de moi, je te l’avoue ; je ne fais que répéter.

— Il est de ton frère ?

— Non, de mon fiancé.

— Georges Iraschko, l’envoyé du ciel qui a su faire ta conquête à mon mariage ?

— Oui, Georges adore Roma, visiblement.

— Et elle ?

— Elle ? Oh ! son allure avec lui est plutôt maternelle, et avec moi aussi, du reste. C’est naturel : elle est plus âgée que moi.

— À peine : cinq ou six ans, je crois, mais elle semble venir de si loin, elle a tellement l’air de descendre d’un autre monde très haut, qu’elle m’impressionne et parfois m’intimide.

— Toi, timide ?… Je ne vois guère cela.

— C’est ainsi, pourtant. Elle m’intimide, m’émeut. Je sens près d’elle, parfois, une envie folle d’embrasser ses mains diaphanes en pleurant.

— Enfant romanesque !

— C’est justement ce que me dit Roma.

— Et toi, Georges, tu l’aimes, j’espère ?

— Oh ! oui, je l’adore… Et je l’épouserai malgré Fédor.

— Comment ?

— Mon frère a tout fait pour s’opposer à nos fiançailles.

— Pourquoi ? Ah ! je comprends…

— C’est simple. Fédor ne peut s’empêcher de voir en Georges le Slave, l’ennemi. Malgré toutes les nobles qualités de mon fiancé, il ne lui rend pas toute la justice qu’il mérite. Entre eux, il y a antipathie politique, animosité de races… meurtrissures.

— Froissement, tout simplement.

— C’est plus que cela… Un jour, Fédor ne m’a-t-il pas dit qu’épouser Georges serait une trahison ?

— Oh !

— Mais j’ai tenu bon, tu sais… J’ai dit que mon mari serait le comte Georges Iraschko et nul autre. J’ai montré ce que peut être la volonté d’une jeune fille — d’une Romalewsky… Fédor a fini par céder.

— Comme le lion recule devant le dompteur.

— Oh ! pas tout à fait, pourtant… Avant tout, Fédor place le souci de mon bonheur… et puis, Boris a plaidé ma cause. Il est si bon, mon frère Boris, plus tendre, plus démonstratif, plus pacifique que Fédor…

— Ton fiancé sait tout cela ?

— Non. Je ne lui ai rien dit.

— Tu as bien fait… Cela vaut mieux ainsi.

— Il est superbe, n’est-ce pas, mon Georges ?

— Oui… et c’est un noble cœur.

— Regarde comme c’est étrange, il adore Roma et je ne suis pas jalouse… Je trouve naturel qu’on adore Roma.

— Quand vous mariez-vous ? Depuis mon départ, vous avez eu le temps de vous faire la cour.

— Il me la fait si étrangement…

— De quelle façon ?

— Je ne sais pas comme cela se passe en France, mais lui vient tous les soirs dîner avec nous. À table, la conversation est générale, on cause de tout ; souvent Fédor raconte des choses du jour, des histoires parisiennes qu’il a apprises au cercle. D’autre fois, on glisse à la politique, mais tout de suite, avec son tact inné, Roma détourne la conversation.

— Pourquoi ?

— Georges et Fédor ne peuvent être du même avis.

— Ton frère a des idées que personne dans notre monde n’approuve.

— S’il les a, c’est qu’elles sont justes pour nous, harmonisées à notre nature ; nous sommes des sauvages, nous… Mon frère est incapable d’une chose mauvaise ou injuste.

— Mais Roma n’a pas les idées du prince.

— En rien. Aussi, c’est la seule chose que je lui reproche. Elle est parfois mauvaise pour Fédor ; elle lui parle avec une ironie acerbe, elle a l’air de le haïr, lui qui l’aime tant !… C’est curieux comme elle a des sympathies pour nos ennemis ! Tiens, hier au soir, il s’est élevé entre elle et mon frère une petite querelle.

— Tu es là pour les calmer.

— Fédor m’entend, pas Roma. Elle n’écoute et ne croit personne, elle se laisserait volontiers tuer avec sérénité, tout lui est égal. Mais hier la statue s’est animée.

— Sous quel souffle ?

— Étranger, naturellement. Georges entrait, il avait en main des journaux ; il a dit : Vous savez la nouvelle ? On vient de tenter d’assassiner l’empereur d’Alaxa.

« — L’empereur ! a dit Roma, toute pâle soudain… Elle s’était levée, vivement, frémissante.

» — Oui, l’empereur Alexis.

» Alors, Roma a éprouvé un choc si violent au cœur qu’elle s’est évanouie.

» Mme de Riffemont, Georges et moi, nous nous empressions autour d’elle. Fédor, les sourcils froncés, arpentait le salon. Il était visiblement en colère. Il grommelait :

» — Quel malheur qu’on n’ait pas réussi !

» Et il froissait le journal.

» Moi seule l’entendais, heureusement, car Georges eût bondi. On avait allongé Roma sur un canapé et elle rouvrait ses beaux yeux noirs comme la nuit.

» — Il est sauvé ? balbutia-t-elle.

» — Absolument, confirma Georges ; il n’a pas une égratignure. C’est encore un tour de ces diables de l’Étoile-Noire. J’espère bien qu’on va les rouer…

» — Est-ce qu’ils sont arrêtées ? demandai-je.

» — Non, me dit Fédor à demi voix. On ne les arrêtera pas.

» Et, comme je le regardais, surprise :

» — Tais-toi, dit-il ; ils sont en sûreté, ce sont des nôtres.

» Roma avait repris tout à fait ses sens ; elle s’était levée.

» — Mon oncle, vous saviez cet attentat odieux ? interrogea-t-elle en allant au-devant de Fédor.

» — Oui, je le savais. Calmez-vous, mon enfant, puisque c’est un coup manqué. Vous avez une telle nervosité que je redoute pour vous toute émotion.

» — Redoutez moins, je vous prie. N’est-ce pas une horrible lâcheté de vouloir, par surprise, guet-apens, tuer un homme non prévenu ?

» — Oh ! il est prévenu !… Il sait depuis longtemps qu’un Kouranien, un jour ou l’autre, lui percera le cœur.

» De nouveau, Roma avait caché sa tête dans ses mains. Elle pressait son front d’où perlait la sueur ; elle haletait… elle me faisait pitié.

» Georges avait fini par s’agenouiller devant elle, et je ne songeais pas à trouver cela étrange. Fédor, debout, ironique, regardait cette scène froidement.

» À la fin, il dit :

» — Vous plairait-il, madame, d’accepter mon bras et de passer chez vous ?

» — Oh ! oui, acquiesça-t-elle, la solitude, l’oubli !…

» Et, sans regarder mon frère, ni le toucher, elle sortit.

» Après son départ, j’appris que pendant la revue on avait tiré sur l’empereur du haut d’une fenêtre. C’étaient des Kouraniens. Georges était furieux, Fédor paisible.

» Georges sortit vite pour aller à l’ambassade, et Fédor me dit :

» — Vois, mignonne, comme les passions politiques sont affreuses. Nos pauvres compatriotes auraient été impitoyablement massacrés, s’ils n’étaient parvenus à se sauver, et cela le plus drôlement du monde.

» — Comment ?

» — Ils avaient tiré trop précipitamment ; la balle a passé à côté du but mais entre les jalousies des fenêtres, nul n’avait pu voir leur visage de la rue. De sorte que, lorsque la populace et la police ont enfoncé la porte de la maison, les compagnons de l’Étoile-Noire avaient disparu par le jardin…

» — Je te le répète, Mariska, les compagnons ne sont jamais démunis d’expédients et d’expérience.

— Mais, ma chère, observa Yolande, il est épouvantable, ton frère.

— Il est Kouranien.

— Et Roma, tu l’as revue, plus tard ?

— Je suis allée la trouver chez elle. Elle priait. Je l’ai embrassée tendrement. Elle a caressé ma joue avec sa main si douce et m’a dit :

» — Petite colombe née au nid des vautours, j’aime mieux ne pas vous voir en ce moment… Retirez-vous.

» Alors, je suis partie.

— Tu as retrouvé Georges, le soir ? Il est revenu. Nous avons dîné mal, sans Roma, ennuyés tous. Georges n’avait rien appris de nouveau à l’ambassade. Un attentat n’est pas rare, et, comme dit Fédor, que les vengeurs réussissent une fois, c’est assez… Mais tu me fais bavarder sur moi, le temps passe et je ne saurai rien de toi.

— Moi, ce n’est pas dramatique, se récria Yolande.

— Heureusement !

— Nous sommes donc partis, mon mari et moi, le soir de notre mariage, tout droit pour Arétow. Un arrêt à Berlin, un autre à Vienne. Nous regardions un peu les villes et beaucoup plus nous-mêmes. Paul était tellement amoureux qu’il ne voulait voir que moi.

» Dans les musées, il me montrait les plus jolis tableaux de femmes en me disant : « Elles ne te valent pas. » Au théâtre, il s’ennuyait. « Rentrons, suppliait-il, tous ces chants d’amour ne sont rien auprès du mien. Laisse-moi te le redire à nous seuls. Partons. »

» De la sorte, nous ne voyions rien, mais je ne m’en plaignais pas ; le bonheur est en soi plus profond et plus durable qu’une promenade qui passe.

— Tu me fais envie !

— Tu connaîtrascela, Mariska, d’ici peu.

— Je ne pense pas. Georges me parlera de Roma, je l’écouterai, et nous songerons à elle plus qu’à nous.

— Oh ! sois tranquille, cela passera. Votre intimité vous rapprochera assez pour vous faire oublier tout ce qui n’est pas vous. Crois-en mon expérience…

— Vieille de deux mois.

— C’est suffisant… Nous arrivâmes enfin au pays de mon cher Paul. Là, il fut tout-à-fait éloquent. Il me fit les honneurs de chez lui, radieux. Il avait dû revêtir son brillant uniforme et il était superbe ; je ne l’avais jamais vu ainsi.

» Je te fais grâce des descriptions de la ville. Tu la connais.

— Non.

— Tant mieux. Tu la regarderas avec Georges, je ne te la déflore pas ; ce qu’on voit avec un être aimé prend son reflet et paraît attrayant davantage…

» Moi, je trouve la grande capitale merveilleuse. Je m’amusais à marcher vite sur ses trottoirs couverts qui bordent chacune des rues principales. J’allais admirer les beaux régiments de la garde en uniforme blanc et or. J’écoutais la musique, les fanfares ; je me grisais d’admiration devant la palais impérial.

— Tu as vu l’empereur ?… L’ennemi…

— Oui ; il est sérieux, calme ; il semble ne rien craindre et tout oser ; il se promène seul, à pied, sans escorte, à la nuit tombante, pour être plus libre et moins reconnu. Paul me l’a montré. Tous ses sujets l’aiment.