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— Sauf nous qui sommes des annexés, des révolutionnaires.

— Tu n’es pas venue pour me parler politique, ma chérie. Écoute la suite de mon voyage.

» Nous allons donc à Seralka, chez les parents de mon mari. Figure-toi un long, haut, épais château, bâti avec des murs bruns de deux mètres de large, des fenêtres taillées là-dedans, avec des bancs à l’intérieur ; des embrasures de cheminées énormes emplies de quartiers de chêne, des fleurs fraîches partout et des visages joyeux.

» Pour mon entrée, un bataillon de domestiques se tenait rangé au perron. Il y en avait de tous les âges, car des générations entières de serviteurs vivent là, de père en fils.

» Puis, dans le hall immense, était réunie la famille avec les amis, les voisins ; une foule souriante, aimable, des mains tendues. Des vieilles dames, d’autres plus jeunes qui se repassaient ma figure, pour l’embrasser.

» Il y avait au moins soixante personnes. Paul ne savait auquel entendre. Pourtant, il me prit à son tour d’un bras passé à ma taille et alla me jeter au cou d’un grand vieillard, l’aïeul de tous : Pierre Karakine, dont j’étais devenue l’arrière petite-fille.

» Il faut avoir vu cette réception pour s’en faire une idée. J’étais considérablement ahurie, mais infiniment heureuse, à l’aise, amusée. Notre France n’a pas même la notion de ces patriarcales familles où l’on s’embrouille parmi les liens.

» Songe donc :

» Je conquérais trois aïeules, une grand’mère, une douzaine d’oncles, de tantes, une vingtaine de cousins, des amis en troupe !

» On dîna plus de cent, dans l’immense salle à manger. Après, Paul, qui me voyait curieuse, me mena jeter les yeux sur les offices où mangeaient de nombreux serviteurs.

» Aux écuries se trouvaient une cinquantaine de chevaux.

» Après le diner, la jeunesse dansa avec une maestria infatigable, inconnue chez nous. »

Yolande approuva :

— Les choses se passent de même dans mon pays. Mes frères m’ont raconté que chez nos parents, à Narwald, on recevait souvent deux cents invités à la fois, et tout le monde, venu en voiture, dînait, couchait, demeurait plusieurs jours.

— C’est vraiment féodal ! Je t’avoue que cette existence me plaisait infiniment. On avait pour moi des délicatesses et des attentions de tous les instants… Le mois passé à Séralka restera sûrement un des meilleurs souvenirs de ma vie.

— Quand tu me feras l’honneur de venir à notre archipel Siamos, tu verras un petit centre analogue. Nous avons, outre notre palais où nous pouvons loger un nombre très élevé de parents et d’amis, des pavillons dans le parc pour les offrir aux familles nombreuses… ou aux jeunes mariés.

— Nous irons t’y joindre cet été, lorsque tu seras toi-même de retour de ton voyage de noces. Où iras-tu ?

— Chez Georges, naturellement, et je pense que cette expédition ressemblera à la tienne… Ah ! on sonne, tu reçois.

— J’ai dit que non. Le concierge ne doit pas laisser monter.

— Alors, c’est Mme de Riffemont qui vient me chercher. Je suis obligée de te quitter, ma chérie.

La dame de compagnie entrait, souriante :

— Pardon de vous déranger trop vite, n’est-ce pas ? Comment allez-vous, chère madame ?

— Oh ! très bien. Je suis contente de vous revoir, madame. Restez un peu avec nous, prenez le thé.

— Volontiers.

— Mais Roma ? demanda Mariska. Elle n’est pas en bas, dans la voiture ?

— Non, bien sûr… Mme Sarepta m’a laissée à votre porte. Il y a quelques pas jusqu’à l’hôtel, j’ai pensé que nous les ferions à pied.

— Excellente idée, fit la jeune fille. On ne marche jamais, ici.

— Viens le matin au bois, proposa Yolande. Paul et moi y allons à cheval. Fais-toi accompagner de ton frère.

— Il y va souvent avec sa nièce, ou plutôt notre nièce, répondit en riant Mariska. Mais elle déteste tout ce qu’il lui faut accomplir avec Fédor, et c’est presque à son corps défendant qu’elle monte à cheval, et uniquement pour prendre un peu d’exercice parce que le médecin l’ordonne.

— Heureusement qu’il y a cette raison…

— Quand viens-tu nous voir, Yolande ? Nous recevons tous les mercredis à dîner et après le dîner. Choisis ou plutôt viens tous les mercredis.

— J’aime mieux ne pas fixer de jour, tu me prendras au hasard.

Les trois femmes burent leur thé, charmantes toutes trois, quoique bien différentes d’aspect et de manières.

La très digne et très douce Mme de Riffemont, réassimilée au milieu élégant où elle était née, douce de tact et de cœur, traitée par tous en amie et si bien convaincue elle-même de n’être que cela, oubliait son rôle subalterne…

N’eût été l’envoi mensuel de ses émoluments adressés par un notaire — Roma ayant jugé plus délicat d’agir ainsi — elle se serait crue une parente très proche.

Près d’elle, Yolande, toute rose, alanguie un peu, ses yeux tendres parfois mi-clos, comme égarés en un souvenir, une vision, une pensée distraite…

Et Mariska, vive, animée, fraîche, souple, prête au rire, prête à la lutte aussi, capable de caresses et de violences, apte à tous les enthousiasmes et à toutes les passions. Elles s’oublièrent encore longtemps jusqu’à l’arrivée de Paul qui rentra, amenant Georges Iraschko.


IV

RETOUR AU VIEUX NID

Peu de jours plus tard, celui-ci roulait à toute vitesse dans l’Orient-Express. Il arpentait le couloir pour rompre un peu l’inaction forcée, malgré le tumulte de sa pensée frémissante.

Des stations s’enfuyaient, les garde-barrières, leur rouleau rouge en main, les prairies, les champs, les bois, la belle campagne de France, sous les premières poussées de printemps, passaient comme en un cinématographe, sans offrir au jeune homme le moindre intérêt capable d’accrocher ses idées.

Il avait l’esprit absorbé, l’âme lointaine… Un souci mordait son cœur.

Il partait chercher sa permission de mariage à Arétow ; il comptait demander une audience à l’empereur et obtenir de lui l’autorisation d’épouser la jeune princesse Mariska Romalewsky.

Certes, il aimait sa fiancée. Il la trouvait splendidement jeune et belle ; il aurait en elle une compagne gaie, jolie, flattant son orgueil d’homme et capable de fonder avec lui une famille superbe

Oui, il l’aimait, et la jeune fille lui montrait une sympathie évidente, une franche amitié. Elle aussi l’aimait, plus même qu’il ne voulait se l’avouer lui-même. Roma l’encourageait au mariage, ne perdait aucune occasion de lui faire valoir le charme réel de Mariska, de le détourner de cette folie de l’aimer, elle, créature de rêve…

— Je suis, lui disait-elle, celle qui passe le soir sur les landes brumeuses, qui marche à la cime des herbes roidies de gelée et s’enfonce dans la terne clarté des nuits polaires.

» Je suis celle dont le contact glace, celle qui est sortie de la tombe pour revenir expier sur terre des fautes oubliées, celle dont l’âme a entrevu le ciel, en a gardé un mince reflet et ne cesse de contempler cette lueur fugitive de peur de la voir s’éteindre… celle qui a dû aimer, et vivre, mais qui végète comme le peuplier enraciné au sol.

» Il a lui, la tête dans les nuages, il lève vers les hauteurs ses branches désolées, suppliantes et tendues en un geste d’attente mortelle… Il boit les rosées passagères et arrête le murmure du vent ; ne donne ni fruits ni fleurs…

» Je suis celle qui a connu la mort, celle dont les lèvres ont perdu le savoir du baiser, je suis l’ombre de la vie.

» Allez, ne croisez pas une route grise dont la peine court vers le couchant. La vague montante, au contraire, vous pousse au sommet lumineux de la colline des jours. N’anticipez pas pour gagner trop vite la pente qui est à l’ombre…

» Aimez, jouissez de toute l’ardeur enthousiaste d’une jeunesse ardente. Votre compagne sera digne de vous ; elle est créée pour l’amour, pour le bonheur, pour l’élan passionné qui lie deux âmes ! »

Voilà ce que Roma lui avait dit de sa voix grave et douce.

Oh ! comme cette poésie pénétrait le jeune homme !

Comme ce mystère l’attirait, au lieu de le repousser !

Par une antithèse bizarre, lui, le soldat, lé guerrier, amoureux de gloire, il avait un cœur d’élégiaque ; il aurait accepté avec joie la vie paisible aux champs, loin du monde et des plaisirs, dans un coin abrité, auprès d’une créature rêveuse comme lui.

Il aurait aimé être des heures auprès d’elle, sans parler, communiant d’une même idée, d’un songe flottant, telles les nuées, lointaines.

Il aurait voulu avoir dans la sienne sa main satinée, respirer le parfum suave de ses cheveux, plonger dans ses sombres prunelles son regard admirateur et poser sur ses joues pâles de menus baisers comme la brise sur les roses.

Roma le déconcertait, tant sa vie intérieure était incompréhensible, surhumaine… tant il avait de peine à la comprendre.

À quel heurt, à quel choc terrible devait-elle cet état spécial… inconnu ?

Depuis des mois, l’officier se posait ce problème insoluble, et, depuis le jour où pour la première fois il avait aperçu Roma, il l’aimait éperdument !

Pour lui plaire, et aussi parce que ce mariage le rapprochait d’elle, il avait accepté l’idée d’épouser Mariska et il avait voué à la jeune fille, avec la ferme intention de la rendre heureuse, une affection sérieuse.

Leur union semblait, d’ailleurs, des mieux assorties. La famille Iraschko tenait un rang excellent parmi la haute société slave.

Les Romalewsky, fils d’un pays conquis, mais rangé maintenant sous le drapeau impérial, réalisaient précisément ce que souhaitait l’empereur : la fusion des races des alliances entre ses anciens sujets et les nouveaux.

Le général Iraschko, le père de Georges, gouverneur d’une province d’Alaxa, aimait son fils, connaissait sa loyauté, son souci de l’honneur. Il acceptait, les yeux fermés, le choix du jeune homme.

En arrivant dans sa ville natale, Georges se rendit à l’hôtel familial, rue du Port. La maison, non habitée, puisque le général était dans son gouvernement, restait sous la garde d’anciens serviteurs.

Le voyageur rentrant au bercail y fut accueilli par eux comme l’enfant qu’ils avaient vu naître et il trouva prêtes les choses d’autrefois : sa chambre restée telle qu’au temps où il était à l’école militaire des Cadets, son bureau dont il ouvrit, curieux, les tiroirs clos depuis des années.

Il y retrouva de vieilles lettres, des fleurs séchées, des photographies, mais tout cela rappelait des pensées enfuies, des tristesses plutôt, des départs…

Et Georges, qui ne voulait ni s’attarder ni rêver, referma le meuble, prit un flambeau — car l’électricité n’éclairait pas l’antique demeure si peu habitée — et s’en alla revoir la chambre de sa mère.

Il était né là, il avait été caressé, choyé, aimé dans cette pièce vaste toute entourée de portraits, de bibelots, de tentures familières. Il retrouvait la passé ; les objets inertes parlaient.