Page:Anjou - Le Prince Fédor, 1907.djvu/60

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— Que Fédor avait sur lui une médaille bizarre, où était gravée une étoile de diamants.

— Les insignes de grand-maître de l’Étoile-Noire. Cela ne m’étonnerait pas. Cependant, ce peut être une médaille fantaisiste. Je doute un peu, malgré tout, de cette félonie de Fédor Romalewski, car il me semble plus fait pour attaquer et haïr en face que pour comploter et frapper dans l’ombre… Il m’avait juré fidélité.

— Aussi ne prendrait-il jamais part à une attaque contre l’Empereur ; il l’affirme bien haut.

— Il se contente de laisser faire.

— Je le crois.

— Parbleu ! Il me rendrait un rude service s’il me débarrassait de la vie, dans quelques années seulement, quand mon fils sera assez grand pour me remplacer. Tu peux le lui dire, je le délierai de son serment à mon égard… Va, je t’accorde la permission que tu me demandes.

Georges Iraschko s’inclina de nouveau. Il aurait voulu parler encore, dire quelque chose de Roma, raconter le rêve au sujet du petit Prince. Mais un regard du maître le poussa dehors, sans qu’il pût ajouter un mot.

Derrière la porte clos, Georges se reprit.

Il était irrité contre lui-même. Il avait mal profité de son audience. Mais aussi, Alexis avait une façon d’interroger, de parler bref, net, passablement intimidante.

Georges remit son casque, l’enfonça d’un coup de poing de colère, traversa les antichambres, la salle des gardes, répondit à peine au salut d’anciens camarades et sortit sur la place où se trouvait le magnifique palais.

Le petit Prince impérial Rorick rentrait à cheval, fièrement campé sur un superbe animal complètement blanc.

Georges salua. L’enfant fit le salut militaire et passa.

— Quel beau garçon ! pensa le jeune homme. Il faut que je porte sa photographie à Mme Sarepta.

Il s’en alla errer par les rues commerçantes, fouillant les étalages.

Partout, bien en évidence, se montraient les portraits de l’Empereur, du Prince impérial. Il entra n’importe où, acheta les trois photographies et repartit, les yeux rivés sur celle de l’impératrice Yvana prise l’année même de sa mort… Il y avait six ans.

— C’est inouï, se disait Georges, c’est absolument frappant, cette ressemblance. Si je mettais à ce portrait des cheveux blancs, à ces yeux des cils blancs, ce serait Roma.

Il restait sur le trottoir sans bouger, absorbé dans sa contemplation, cloué devant la boutique d’images. Un camelot pressé le bouscula :

L’Avenir du Monde ! hurlait-il, demandez L’Avenir du Monde ! cinq centimes !

— La sale feuille ! fit Georges avec mépris.

— Hein, quoi ? l’officier ! interpella le vendeur, il ne vous plaît pas mon canard ?

Georges n’avait pas l’intention de se quereller avec un camelot, mais il pensa.

« Quel progrès font les anarchistes ! Il y a seulement un an, on n’aurait pas osé crier cela, ni s’en prendre à un officier en tenue. Ah ! Fédor, vous marchez vite ! »

Le jeune homme s’en allait devant lui, à l’aventure, sans but. Il retrouvait les endroits connus, les maisons où il entrait jadis, l’École militaire, le jardin public, témoin de ses jeux d’enfant.

Il ne concevait guère l’idée d’aller faire des visites. Il éprouvait le besoin de se taire, de causer avec lui-même.

Revoir d’anciennes relations pas très intimes ne l’attirait pas. Il flânait.

Comme tous les sensitifs, il ressentait l’empreinte des choses ; les vibrations émanant d’elles le pénétraient. Il replaçait le passé dans le présent, revoyait sa mère jeune femme, lui donnant la main sur les chaussées, son père passant à cheval avec l’escorte impériale.

Des figures de marchands, des expressions locales l’impressionnaient.

Il arriva ainsi au quai.

Là se groupaient les déballages de la grande foire annuelle du printemps.

Les étrangers arrivaient.

Les tentes dressées, les baraquements ouverts ; plus loin, les roulottes des forains, les cirques, ménageries, tirs, panoramas, se profilaient sur la longueur des quais où venaient aborder les navires chargés des pelleteries du Nord, des bois des îles, des poissons salés, bref, de nouveaux éléments offerts aux acheteurs qui, à cette époque de l’année, affluaient des points les plus éloignés de l’empire.

Georges s’intéressa. Les costumes infiniment variés, les étalages hétérogènes, les dialectes colorés, formaient un ensemble pittoresque, curieux.

Trois Chinois : hommes ou femmes — ce n’était pas aisé à préciser, car ils avaient même visage imberbe et même coiffure — présentaient aux flâneurs des éventails ciselés, des noix sculptés, des cocos creusés, d’un travail très fin.

Georges les examina, occupé à l’idée que peut-être un de ces bibelots plairait à ses amis de Paris.

Comme il choisissait, un des vendeurs sortit d’une caisse qu’il était en train de vider une corbeille tressée dans laquelle, sur la mousse, reposaient deux grosses boules d’un ton d’azur merveilleux.

— Qu’est ceci ? demanda le jeune homme.

— Des noix de Lyron, mon officier, répondit le marchand.

— Je n’avais jamais vu ce fruit.

— Il est rare. L’arbre sur lequel il pousse n’en produit que tous les cent ans. Et l’arbre lui-même est très rare, puisqu’il ne se reproduit plus depuis le déluge.

— Que dites-vous ?

— La vérité, monsieur.

— Doublée de beaucoup de légende. Enfin, peu importe. Ces fruits si vieux sont nouveaux pour moi. Combien les vendez-vous ?

— Cent francs pièce, monsieur. C’est que, vous savez, il faut songer au temps qu’ils ont mis à se former.

« Pourvu que ce soient des fruits naturels, pensa Georges, méfiant, et que ce petit homme jaune ne s’amuse pas à mes dépens ! »

— Est-ce bon à manger, demanda-t-il encore en palpant l’écorce dure, un peu rugueuse et si parfaitement bleue.

— Rien ne peut être comparé à un pareil délice.

— Ce n’est pas un poison ?

— C’est un nectar. Les noix de Lyron figuraient toujours autrefois parmi les présents offerts pour les fiançailles. Élisée allant chez Rebecca en avait chargé sur ses chameaux.

— Il vous l’a raconté ? fit Georges, incrédule, mais intrigué. Vous avez peut-être fabriqué vos noix de Lyron comme votre personnalité, qui me semble autant de Grèce que de Chine.

— Si cela ne coûtait pas si cher monsieur, je vous ouvrirais une de ces noix-là.