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Il y a dedans, d’abord une amande qui tapisse la coque, ensuite une espèce de marmelade d’un blanc crémeux. Quand la noix vieillit, la marmelade durcit, adhère à l’amande, et devient compacte comme elle.

— Vous n’en avez que deux ?

— Bien sûr, monsieur, et sur toute l’étendue de la foire et de l’empire il ne s’en trouverait pas une autre.

Georges prit dans son portefeuille deux billets bleus — toutes les monnaies ayant cours sur cette foire universelle — les tendit au conteur et s’empara de la corbeille.

Il était content de son acquisition. Il aurait au moins à emporter une chose originale, authentique ou non, curieuse à coup sûr, car nul n’avait jamais vu de fruits bleus.

— Attendez, monsieur, je vais couvrir votre achat. Il pourrait vous être dérobé, c’est tellement rare !

Ce disant, le Chinois étalait sur la corbeille une feuille de papier sur laquelle on voyait une étoile noire au-dessus du titre : La Lumière pour tous.

— Encore une des lectures préférées de mon futur beau-frère, se dit Georges.

Et il allait jeter la feuille, mais il réfléchit que mieux valait abriter ses fruits précieux.

Il commençait à pleuvoir ; des nuages classés par la marée montante crevaient en flots sur les pauvres étalages, qu’en hâte les propriétaires abritaient.

Un café se trouvait à portée. Georges s’y réfugia avec son fardeau, après avoir vainement cherché une voiture à la station, prise d’assaut au début de l’averse par la foule des acheteurs ou des exposants chargés de butin.

Presque toutes les tables étaient occupées. L’officier se glissa entre des joueurs qui fumaient et buvaient en remuant des cartes.

À la vue de l’uniforme de grande tenue que portait le jeune homme, ils se poussèrent du coude, puis l’un d’eux désigna du geste sa corbeille où s’étalait le titre du journal.

Un sourire passa dans le regard de l’autre ; il prit le jeu, le battit, tourna une carte, disant très haut :

— L’atout est le huit de cœur.

Ce disant, il regardait Georges, fixement. Le jeune homme ne broncha pas, mais deux ou trois têtes se levèrent aux environs ; un consommateur se déplaça, et vint :

— La dernière tournée était le neuf de trèfle, affirma-t-il.

Aussitôt, des mains se tendirent.

— Tiens, pensa Georges, on dirait un signe de ralliement.

L’homme qui venait de parler s’excusa :

— Pardon, mon officier, dit-il, la place manque ici par ce temps, voulez-vous me permettre de m’asseoir en face de vous ?

— Les places sont pour tous au café, répondit le comte Iraschko, tout en examinant son vis-à-vis, un grand garçon vêtu d’un dolman de velours à brandebourg, d’une culotte de peau blanche, de hautes bottes de cuir jaune et d’une casquette de jockey.

Cet examen lui rappela l’étrange commission dont l’avait chargé Fédor au moment du départ, lorsque, par politesse, il s’était enquis :

— Avez-vous quelque commission pour Arétow ?

— Une seule, et vous me rendriez service en la faisant, car je ne sais réellement pas où adresser ma lettre.

— J’écoute.

— Vous ne serez pas sans aller à la foire, n’est-ce pas ?

— Sûrement.

— Voudrez-vous vous informer où sera construit le cirque Marini ?

— Vous songez à envoyer un petit souvenir à une jolie écuyère ?

— Non. Je ne m’intéresse à aucune sauteuse de banderolles ; mais le directeur du cirque est en relations d’affaires avec moi.

— Ah ! de quelle nature ?

— Commerciale. Mon intendant de Kronitz lui adresse quinze chevaux. Voulez-vous lui expliquer que deux partent de la frontière, six d’Allemagne, six de France…

— Attendez que je note.

— …J’emmènerai moi-même le dernier, le 20 mars. Vous avez compris ?

— Compris et retenu.

Georges avait encore remarqué, à ce moment, la singulière expression du visage de Fédor. Il paraissait considérablement amusé, tandis que le jeune homme écrivait gravement sur son carnet le bizarre renseignement.

Et le prince ajoutait encore :

— Ce sont de vrais chevaux de cirque. Ils savent tous jouer aux cartes.