Page:Annales de la société Jean-Jacques Rousseau, tome 4.djvu/78

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temps, nous avions un peu prolongé nos courses et nous revenions à peu près à l’heure, deux de mes camarades et moi. À demi-lieue de la ville, j’entends sonner la retraite, je double le pas ; j’entends battre la caisse, le cœur me bat, je cours à toutes jambes, j’arrive essouflé ; je vois de loin les soldats à leurs postes, j’accours, je crie dans mon désespoir ; à vingt pas de l’avancée, je vois lever le premier pont : je frémis en voyant [63] en l’air ces cornes terribles, sinistre et fatal augure du sort inévitable que ce moment commençoit pour moi.

Dans le premier transport de ma douleur, je me jetai sur le glacis en mordant la terre. Mes camarades, riant de leur malheur, prirent à l’instant leur parti. Je pris aussi le mien, mais ce fut d’une autre manière. Sur le lieu même, je jurai de ne rentrer jamais chez mon maître. Le lendemain, quand, à l’heure de la découverte, ils rentrèrent en ville, je leur fis mes adieux, les priant seulement d’avertir mon cousin Bernard de la résolution que j’avois prise et du lieu où il pourroit me trouver.

A mon entrée en apprentissage, étant séparé de lui, je le vis moins. Toutefois, durant quelque temps, nous nous rassemblions les Dimanches ; mais insensiblement chacun prit d’autres habitudes et nous nous vîmes [1]très-rarement ; je suis persuadé que sa mère contribua beaucoup à ce changement. Il étoit, lui, un garçon du haut ; moi, chétif apprenti, je n’étois plus qu’un enfant de St Gervais ; il n’y avoit plus entre nous d’égalité, malgré la naissance : c’étoit se commettre que me fréquenter. Cependant les liaisons ne cessèrent pas tout-à-fait entre nous, et, comme il étoit d’un bon naturel, il

  1. plus.