Page:Annales du Musée Guimet, tome 13.djvu/29

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
19
LE RÂMÂYAṆA.

créatures d’un naïf naturisme, ne peuvent pas tenir ; on les supporte encore par habitude, par la force de la coutume, mais au fond les conceptions philosophiques leur ont donné congé et Indra lui-même se voit frappé de mort : शक्रहन्तारम् (shakrahantâram)^^1. Comment les créations d’une religion foncièrement physique résisteraient-elles à la force éminemment morale du détachement et de l’abnégation ? Aussi le Kural, bien que ce soit plutôt une œuvre jaïniste que brahmanique, exalte-il dès les premiers vers l’ascétisme, en disant : Si tu osais mesurer la grandeur spirituelle des pénitents, c’est comme si tu voulais compter les morts^^2. Il est vrai que les vertus si élevées en principe des cénobites, puisqu’elles découlent du concept de l’Etre en soi et tendent à aboutir à sa connaissance, sont enveloppées et pénétrées d’un tissu de merveilleux fantastique engendré, cela est sûr, par le levain de ces superstitions grossièrement matérielles que le vieux culte de la nature a léguées à toute l’humanité et qui mettent dans les dieux exactement les insanités qu’il y a dans l’homme. Les enchantements, la magie, la sorcellerie, très visibles déjâ dans le Rig-Veda^^3 où ils sont le fait des revenants et des mauvais esprits, avaient fait naître, fécondés qu’ils étaient d’ailleurs par les cultes indiens aborigènes du drâvidisme, toute une vaste pratique dont les procédés constitués en corps de doctrine par le Çivaïsme surtout, avaient trouvé dans l’Atharva-Véda et dans ces rituels ascétiques, peu nombreux dans le Vishnuisme, qu’on nomme Tantras, des recueils plus au moins sacrés, et dans les Purânas leurs agents de propagande populaire. Eh bien, le Râmâyaṇa paye un tribut beaucoup trop large à ces imaginations. Passe encore de les voir s’épanouir dans une œuvre romantique comme le Roland furieux, où elles amusent et divertissent, suivant l’intention de l’auteur. Mais dans notre épopée elles sont sinon dogmatiques (l’Inde, je le répète, n’a en fait de doctrine dogmatique que celle des castes) du moins théologiques, prises au sérieux par conséquent. Cela pourrait nous gâter tout le poème si le génie qui a présidé à sa confection n’avait su leur donner, comme nous l’avons déjâ indiqué, de telles couleurs de vie qu’il n’y reste plus rien d’abstrait, mais qu’on dirait des êtres de réalité. L’ennui qu’elles nous causeraient

1 Râm., I, 47, 2.

2 Tiruvalluver, Kural, III, 2.

3 V. par exemple, I, 36, 15 ; ib. 76, 3 ; II, 23, 14 ; IV, 4, 15 ; I, 133, 3, et al. Cf. Ludwig, der Rig-Veda, III, p. 336-352, 498-633.