Page:Anonyme - Relation du naufrage que le navire le Courageux, 1774.djvu/2

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ni vivres. Je gagnai la terre, où je me préparai à mettre mes deux petits bâtimens en état de remonter à Gorée ou au Cap de Monte. Pendant que nous croyions être les ſeuls habitans de cette affreuſe terre, nous nous vîmes aſſaillis par environ deux cens cinquante Noirs, armés de fuſils, de piques, de flèches & d’une ſorte d’eſponton, terminé par un large fer : nous étions déſarmés, épuiſés de fatigues, très-inférieurs en nombre, les barbares nous entourent, nous ſaiſiſſent, nous dépouillent & nous amarent. Ces Nègres ſont les plus féroces de toute la côte ; ils n’ont aucunes relations avec leurs voiſins, ce ſont des fugitifs du Continent qui, cherchant l’impunité de leurs crimes, ſe ſont établis dans ces Iſles déſertes, où vivant dans l’indépendance & la misère, ils n’ont de reſſource que dans leur brigandage : un inſtinct brutal leur tient lieu de raiſon & de loix.

Nous fumes conduits tout nuds dans leur village, nous les vîmes rendre des actions de graces au Soleil, d’avoir trouvé une ſi riche proie ; ils offrirent un ſacrifice de bœuf & de chien à cet aſtre qui eſt la ſeule Divinité qu’ils adorent. Tout nous préſageoit que nous allions être immolés à notre tour ; mais leur avarice nous ſauva la vie, ce fut moins un bienfait qu’un arrêt de ſouffrances : condamnés aux travaux les plus pénibles, nous fûmes encore les jouets de leurs caprices féroces ; ils ſe firent un plaiſir barbare de nous faire ſouffrir ; tourmentés par la ſoif, dans ces climats brûlans, on ne nous offrit que du ſang de bœuf pour l’étancher, il falloit boire cette rebutante liqueur dans des crânes d’Européens, que la tempête avoit fait échouer comme nous ſur leur côte, & qui avoient été maſſacrés par eux ; les entrailles de bœuf crues & ſans aſſaiſonnement étoient notre unique aliment ; après avoir travaillé tout le jour dans les bois, on nous laiſſoit pendant la nuit dans la plaine, où nous étions gardés par des ſentinelles impitoyables qui nous défendoient de nous lever, & qui puniſſoient le moindre de nos mouvemens par des coups redoublés.

De vingt ſix que nous étions, trois ſuccombérent à tant d’indignités : condamnés à leur ſurvivre, nous nous trouvions plus à plaindre qu’eux, nous ſemblions n’être plus que des cadavres ambulans, & nous ne nous appercevions plus de notre exiſtence que par le ſentiment de la douleur : ces barbares, ſans être attendris, crurent devoir prévenir notre entier dépériſſement ; notre mort les eût privés de l’avantage de nous vendre ; ils n’auroient hérité que de nos crânes, pour annoblir & pour augmenter leurs trophées. Auſſi avares que cruels, leur cupidité nous conſerva la