Page:Anonyme - Relation du naufrage que le navire le Courageux, 1774.djvu/3

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vie : pour rétablir nos forces épuiſées, ils nous donnèrent des bananes & un peu de maïs ou bled d’Eſpagne, que nous faiſions rôtir ; on changea notre boiſſon & il nous fut permis d’uſer d’eau ; mais on ne nous diſpenſa point de la boire dans des crânes humains.

Ils ſemblèrent n’avoir adouci notre régime, que pour nous rendre plus capables de travaux ; ils nous accablèrent de fardeaux ſupérieurs à nos forces, & quand nous ſuccombions ſous le poids, nous étions relevés par de grands coups de nerfs de bœufs ; notre vie n’étoit plus qu’un ſupplice, lorſque le beau-frère du Roi de Biſago, qui trafiquoit pour le compte d’une Société Portugaiſe, fut jetté par un coup de vent aux bords de cette Iſle ; les Noirs lui firent connoître qu’ils avoient des Eſclaves à vendre. Le Patron de cette Barque étoit Négre : après avoir pris ſes sûretés, il deſcendit à terre, nous lui fûmes préſentés & l’on nous mit à prix.

Un Pere Capucin, Miſſionnaire Portugais, du Couvent du Buiſſon, offrit de nous racheter & de donner la totalité des marchandiſes qu’il avait ſur ſon embarcation, ſon offre parut inſuffiſante & après avoir long-tems diſputé ſur les conventions, il fut arrêté de relâcher ſeize Eſclaves, avec promeſſe de rendre les ſept autres quand on raporteroit d’autres marchandiſes. Dès que les conditions du traité furent acceptées, on nous fit aſſembler en rond, les jambes croiſées comme des Tailleurs. Voici la cérémonie qui fut obſervée pour cette délivrance. Les Noirs coupèrent la tête à vingt-trois poules, qui furent jettées au haſard dans le rond que nous formions ; ces poules ſans têtes ſe relevoient & marchoient un moment, celle qui tomboit morte vis-à-vis de l’un de nous, dénotoit celui qui devoit reſter en eſclavage.

Je fus du nombre des ſeize qui furent délivrés : on nous conduiſit au rivage comme des animaux féroces, & ces barbares, pour prolonger leur empire, nous aſſommoient de coups pendant la marche. Les ſept infortunés qui gémiſſent dans cette horrible captivité, perpétuent la mienne ; mon imagination me tranſporte au milieu d’eux ; mon frere, mon tendre frere eſt du nombre de ces malheureux ; mon neveu qui partage ſa deſtinée, en redouble l’amertume par le ſpectacle de ſes ſouffrances : les cinq autres ſont des François qui ont été mes compagnons & mes amis, tous ont leur famille qui ſ’attendrit ſur leur infortune qu’elle ne peut adoucir ; le malheur de ſept, devient celui de plus de cent perſonnes qui reſſentent de loin leurs maux. Rien n’eſt plus propre à inſpirer du découragement que de leur refuſer une main ſecourable, & cette main doit être puiſſante pour pouvoir briſer des fers à une auſſi grande diſtance.