Page:Apollinaire - L’Enfer de la Bibliothèque nationale.djvu/296

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regards se tournaient vers elle et que tous les passants se parlaient à voix basse en se la montrant :

« — Voilà la célèbre Fanny Murray !

« Elle n’ignorait pas davantage que David Ross avait à endurer de nouveau, comme aux premiers jours de leur union, les ricanements furtifs de ses camarades de théâtre et leurs regards chargés de sous-entendus ; et il ne puisait plus, comme alors, la force de les dédaigner, dans l’ivresse de la lune de miel.

« Le soir, seule chez elle, tandis que David était au théâtre, elle imaginait le frémissement qui devait courir dans la salle lorsqu’il paraissait, ce succès de curiosité était inévitablement l’accueil quotidien qui attendait l’homme capable d’avoir légitimement épousé l’héroïne de l’Essai sur la femme.

« Comme bien l’on pense, ces événements troublèrent l’harmonie du foyer des Ross. Fanny eut beau opposer la douceur la plus résignée aux éclats de colère de l’acteur, celui-ci n’en vint pas moins à traiter sa femme avec moins de respect. Certes, sa conduite présente était inattaquable et il avait en sa fidélité une confiance absolue ; mais comment oublier qu’elle avait été, de notoriété publique, une impure courtisane ?

« Ces pensées le conduisirent à négliger ses propres obligations morales. Puisqu’elle ne lui avait point apporté une vertu intacte, il lui paraissait de peu d’importance que lui-même, de son côté, lui fût fidèle ou non : ses propres coups de canif ne pourraient tout au plus que le mettre, avec elle, sur le pied d’égalité.

« Une méchante petite danseuse de son théâtre le séduisit et leur liaison devint bientôt si manifeste, que Fanny ne put ne pas s’en apercevoir.

« Étant donné son passé, il n’eût pas été surprenant qu’elle, en retour, violât sa foi matrimoniale. Malgré ses débauches de jeunesse, elle était restée très jolie, elle demeurait toujours la fraîche et joyeuse jeune femme qu’elle avait été au temps du sandwich au billet de banque.

« Eh bien, elle n’appliqua pas à son mari, comme elle avait fait jadis à sir Atkins, la peine du talion. Elle ne songea même pas à le punir par des pleurs et des reproches : tout, au contraire, elle essaya de regagner son cœur par un redoublement de tendresse et resta toujours la plus douce et la plus dévouée des épouses.