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VI

RIO-JANEIRO.

Le Corcovado. — Le Négrier.

Je veux aujourd’hui bien employer les heures au profit de mon cœur et de ma curiosité. Le général Hogendorp m’attend peut-être ; je lui ai promis quelques provisions. Le ciel est pur et embaumé, une brise fraîche et rapide chasse devant elle les nuages arrondis comme des flocons de neige. Un nègre est là, à mon service ; un nègre aux robustes épaules, à l’allure intrépide, et pourtant au regard esclave, car il sait qu’il est à moi jusqu’à minuit, qu’on me l’a vendu, loué pour quelques pièces de monnaie. Il n’ignore pas que, s’il refuse de m’obéir, demain son corps, à une plainte de ma bouche, sera zébré de cinquante coups de lanière noueuse. Son maître et moi avons conclu le traité, il m’a cédé sa marchandise, je puis en disposer.

Oh ! l’esclave noir ne sera pas frappé demain, car je sais, moi, qu’un noir est un homme.

— Peux-tu porter aisément ce paquet ? lui dis-je avec bonté.

— Moi ! dix comme ça.

— Alors tu ne te plaindras pas si j’en place deux sur ton dos.

— Moi me plaindre jamais ! si moi me plaindre une seule petite fois, moi recevoir cinquante coups de rotin.

— Je n’ai jamais fait donner de coups de rotin à un esclave.

— Vous pas dire vrai.

— Si.