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souvenirs d’un aveugle.

Je m’assis quelques instants au milieu d’un groupe de femmes richement parées et caquetant à voix basse. Bientôt le cortége se mit en marche pour l’église voisine. Après quelques prières, la bière, toujours découverte, fut déposée sur le maître-autel, et la foule se dispersa. Je venais d’accompagner un enfant au ciel, bonheur bien grand sans doute, car chez tous les invités à la fête les yeux étaient secs, et les vêtements mondains. Je fus à coup sur le plus pieux des assistants. L’argent ouvre ici les caveaux des églises aux cadavres, de sorte que, dans les cérémonies religieuses, les vivants se promènent sur les morts.

Les dames brésiliennes se mettent avec luxe, mais sans grâce, sans élégance et les rubis, les perles et les diamants dont elles surchargent leurs doigts, leurs oreilles et leurs cheveux, ne contribue pas mal à rehausser l’éclat de leur teint olivâtre. Dans les rues elles marchent constamment seules, les unes à la suite des autres, à deux pas de distance, comme un vol de grues, tandis que des esclaves proprement vêtus, mais nu-pieds, ferment la marche et protégent le dernier rang. Au moindre obstacle, l’ordre est rompu, et il faut toujours quelque minutes d’intervalle entre le temps du repos et celui du mouvement, car la plus stricte étiquette règne ici à ce sujet dans toutes les familles.

D’autres dames se promènent le soir et une partie de la nuit dans les rues et sur les places publiques de Rio, mais seules cette fois, et couvertes des pieds à la tête d’un manteau noir dont elles se drapent à la manière des Arabes avec leur burnous. Est-ce coquetterie ? Non, c’est adresse et prévoyance ; car elles sont presque toutes d’une laideur repoussante, et leur langage est parfaitement en harmonie avec leur mœurs. Vous voyez que l’Europe a son reflet au Brésil, et que les vices sont d’actifs explorateurs. À Rio, plus qu’ailleurs peut-être, la noblesse s’est faite insouciante et paresseuse : de là la sottise et l’ignorance ! — Dans un salon pérorait une sorte de grandesse portant une clef à son habit ; je parlai de Camoëns, cette gloire portugaise rivale de tant d’autres gloires.

— Eh ! eh ! me répondit le chambellan, votre Napoléon a bien son prix aussi, et ne le cède en rien à notre Camoëns.

Les lettres de recommandation peuvent vous ouvrir ici les maisons de quelques grands personnages ; mais il est rare qu’après une première visite et de banales politesses, vous soyez accueilli de nouveau. On ne fête les étrangers à Rio que tout juste assez pour ne pas leur dire en face que leur présence est importune. Au surplus, modérez vos regrets ; rien n’est triste et monotone comme une soirée d’apparat brésilienne. J’ai hâte d’ajouter que chez M. Marcelino-Gonzalves, l’un des gérants de la banque et grand de première classe, j’ai trouvé une réunion d’hommes instruits et aimables, que le maître de la maison, actuellement en France, avait façonnés aux mœurs et aux habitudes des grandes cités européennes.