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voyage autour du monde.

Une dame faisait les honneurs de la maison : c’était une Française, qui voulait, disait-elle, régénérer le Brésil. Jamais vanité féminine n’a été poussée plus loin !

En sortant de chez M. Marcelino-Gonzalves, j’allai chez M. M. R… : ses deux jeunes et très-jolies demoiselles, à demi étendues sur une belle natte de Chine, s’essayaient, à l’aide d’un fouet, à frapper telle partie désignée du corps d’un esclave à qui elles avaient ordonné une parfaite immobilité. Ce malheureux avait les joues et les reins déchirés, sanguinolents, et n’osait pousser un seul cri de douleur. J’allais témoigner aux deux gracieuses personnes tout le mépris et toute l’horreur que m’inspirait une telle conduite, lorsque le père, en entrant, fit entendre de sévères paroles, et me pria d’oublier ce qu’il appelait la légèreté de ses enfants.

Peu s’en faut que le nom de ces demoiselles n’échappe de ma plume ; elles s’appellent Rovira…

Au Brésil, les femmes surtout traitent les noirs avec la plus épouvantable brutalité, et s’éloignent d’eux comme d’une bête venimeuse.

Voici le Palais-Royal en face du débarcadère. Il n’y a pas de maison dans la rue de Richelieu qui n’ait une plus belle apparence.

Voici les équipages du roi, des princes et des ministres, traînés par des mules : nos fiacres ont une allure plus élégante et une forme plus coquette. Il y a trois siècles entre le Brésil et l’Europe, et cependant si vous voyiez les carrosses et les harnais des grandes cérémonies, peut-être modifieriez-vous votre opinion ; les arts et le luxe de France et d’Angleterre ont franchi l’Atlantique, et sont venus jusqu’ici proclamer leur puissance dominatrice.

La siesta espagnole est en grande faveur au Brésil. En plein jour les étrangers, les commis et les noirs seuls parcourent la cité assoupie.

J’entrai hier, par hasard, dans une vaste salle attenante à une église et à un hôpital, espèce de morgue où la police fait transporter chaque matin les cadavres trouvés la nuit dans les rues ou sur la plage. — « Il n’y a personne, dit en sortant un Brésilien à une dame qu’il accompagnait. — Moi j’y vis trois cadavres de nègre. L’un avait reçu un coup de couteau au bas-ventre ; l’autre était percé à la poitrine de quatre coups de stylet ; le troisième avait le front brisé par quelque marteau ou bâton noueux. Personne n’était là, avait dit le Brésilien ! les noirs ne comptent pour rien ici ; et le meurtrier d’un noir dort tranquille.

En sortant de là je passai en face d’une maison sombre et isolée, autour de laquelle plusieurs soldats montaient la garde. On m’appela, moi étranger, en m’honorant de l’épithète d’altesse, et une voix rauque me demanda l’aumône à travers une double grille de fer. Je vis en même temps une petite ficelle qui descendait presque jusqu’à terre une bourse de cuir. J’allai y déposer quelques pièces de monnaie ; mais je ne savais