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souvenirs d’un aveugle

Dans un pays diapré en quelque sorte par la présence de vingt peuplades diverses, il faut qu’on me pardonne si je vais par monts et par vaux, si de la maison je cours à la hutte, et si je quitte le moraï pour le temple de Luther. Ne rien oublier est ma principale occupation, et l’ordre et la symétrie seraient ici très-peu en harmonie avec la variété des tableaux qui se déroulent aux yeux.

En général la ville du Cap offre à l’observateur un aspect bizarre, discordant, qui blesse, qui repousse. On respire partout une exhalaison impossible à définir ; toutes les castes d’esclaves employés à l’agriculture et au service des maisons ont un caractère tranché. Le Hottentot, le Cafre, le Mozambique, le Malgache, ennemis implacables, se coudoient, se menacent, se heurtent dans tous les carrefours ; et souvent entre deux têtes noires, hideuses, bavant une écume verdâtre, passe, blanche et élégante, une silhouette de jeune femme anglaise qu’on dirait jetée là comme un ange entre deux démons ; et puis des chants ou plutôt des grognements sauvages, des danses frénétiques dont on détourne la vue, des cris fauves, des instruments de joie et de fête fabriqués à l’aide des débris d’ossements et d’énormes crustacés, tout cela pêle-mêle dans un endroit resserré, tout cela formant une colonie, tout cela sale, abruti, dépravé.

Eh bien ! voyez maintenant, mais rangez-vous, car il y a péril à regarder de trop près. C’est un chariot immense de la longueur de deux omnibus, lourd, ferré, broyant le sol, ayant avec lui chambre à coucher, lit et cuisine, attelé de douze, quatorze, seize et le plus souvent de dix-huit buffles deux à deux, qui courent au grand galop par des chemins difficiles et rocailleux ; c’est un nuage de poussière et de graviers à obscurcir les airs ; en tête de l’équipage est un Hottentot haletant qui crie gare ; sur le devant du chariot, un Cafre, attentif et penché, tient les rênes d’une main vigoureuse, tandis que l’autre, armée d’un fouet dont le manche n’a pas plus de deux pieds de longueur, et la lanière moins de soixante, stimule l’ardeur des buffles ; et si un insecte incommode s’attache au cou ou aux flancs d’un de ces animaux, il est rare que du premier coup de fouet il ne soit pas écrasé sur le sang qu’il a fait jaillir. Je maintiens qu’un Automédon cafre en aurait remontré à celui de la Grèce, dont Homère nous a dit des choses si merveilleuses.

Cafres, Malgaches, Mozambiques, n’ont qu’à s’entendre une fois, et la ville du Cap ne sera plus qu’un monceau de cendres, et une nouvelle colonie devra être rebâtie. Aussi la politique européenne met-elle tous ses soins à maintenir parmi ces diverses nations un esprit de haine et de vengeance qui n’est funeste qu’à ceux qu’il anime.

J’étais logé au Cap chez un horloger nommé Rouvière. Cet horloger avait un frère dont la vie de périls résume en elle seule celle des Boutins, des Mongo-Pareke, des Landers et des explorateurs européens les plus intrépides. Ici quand M. Rouvière passe dans une rue, chacun salue et