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XII
INTRODUCTION.

et bâtissons des villes dans le désert. — Puis, quand vous bâtissez, prenez garde, un sauvage est peut-être là qui vous attend pour vous dévorer. « Tout à coup, le Zélandais s’élança comme un tigre (contre deux armées qui allaient en venir aux mains), se rua sur la horde étonnée, abattit un des combattants… Je n’assistai point au dégoûtant repas qui se fit sur le champ de bataille. » Cette fois, M. Arago a eu grand tort. Au contraire, puisqu’il était venu de si loin pour tout voir, fallait-il assister à cet abominable repas et se dire à soi-mème : Voilà ce que je suis venu chercher !

Ces quatre volumes du Voyage autour du Monde sont tout remplis de variétés, d’intérêt, de passions infinies, d’incidents inattendus. Le dialogue, la narration, la description, le drame, la poésie, l’histoire, se donnent la main dans cette vaste arène, qui est le monde entier. L’auteur, jeune, intelligent. enthousiaste, intrépide, a voulu s’emparer, comme on ne l’avait pas fait encore, de l’univers des navigateurs, et il l’a parcouru à sa façon. Façon brutale, violente, peu logique, prime-sautière, mais à tout prendre pleine d’agrément et d’intérêt. Quand parfois la parole lui manque pour se faire comprendre, quand sa plume fatiguée s’arrête n’en pouvant plus, aussitôt il prend le crayon, et ce qu’il ne peut pas écrire il le dessine. De cette course lointaine, il a rapporté tout ce qu’il a pu rapporter, des crânes, des habits, des dictionnaires, des portraits, des paysages, des chansons, des cris de guerre, des plantes, des coquillages, des ossements, des peaux de bêtes, des restes de cimetières ; et de tout cela, pétri, mêlé, broyé, confondu, il a composé un livre. — Et si vous saviez quelle force d’âme il a fallu à ce pauvre homme pour se souvenir, pendant quatre longs volumes, de tous les éblouissements de sa jeunesse ! si vous saviez quel est le grand mérite d’avoir retrouvé dans sa tête, dans son cœur, l’éclat azuré de la mer, l’éclat brûlant des cieux, l’éclat velouté du rivage ! si vous saviez que ce vaste regard qui embrassait tant de choses s’est éteint à tout jamais peut-être ! si vous saviez que c’est maintenant à tâtons, appuyé sur le bras d’un ami, un bâton à la main, à la suite de quelque caniche fidèle, que cet ardent amoureux de toutes les beautés de la terre et du ciel est obligé de parcourir de nouveau ce bel univers dans lequel il marchait d’un pas si ferme, d’un regard si net et si sûr ! si vous saviez ce que cela doit être, quatre volumes de paysages copiés d’après nature par un aveugle, quatre volumes de souvenirs éclatants qu’il faut se rappeler, plongé dans une nuit profonde, quatre volumes des heureuses et poétiques misères de la jeunesse quand on est devenu un homme marchant à tâtons dans le vide ! certes vous resteriez étonnés, comme je l’ai été moi-même, de la grâce limpide, de la parfaite et excellente méthode, du style animé, de la vive passion, de l’intérêt tout-puissant de ce livre. Roman piquant et vrai pour qui n’a pas quitté son petit coin de ciel natal, histoire fabuleuse et pleine de charme pour les plus hardis et les plus savants navigateurs.

J. J.