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XI
INTRODUCTION.

le pied du pauvre Vendredi dans le Robinson Crusoé. — Certes ce n’est pas sur ces terres avilies que Pythagore pourrait dire après la tempête : — Courage, amis, je vois ici des pas d’homme ! — Et si, en effet, les hommes n’ont jamais passé dans ces terres incultes, si jamais la poésie et l’amour, les belles jeunes filles et la gloire, l’urbanité et les douces passions, ne sont descendus du ciel sur ces contrées oubliées dans le divin partage, vous-même qui n’aviez qu’à être heureux là-bas dans la plus belle partie des cinq parties du monde, que venez-vous chercher dans toutes ces misères ? À quoi bon ces travaux inutiles, ces tortures sans résultat, ce vagabondage malheureux ! Quoi ! vous avez toute l’Italie heureuse et étincelante sous le soleil : quoi ! vous avez l’Allemagne contemplative et rêveuse ; vous avez l’Angleterre, cette immense fournaise vous avez la France entière, l’adorable et sainte patrie : vous avez les cathédrales, les musées, les théâtres, les écoles, les académies, les fleuves domptés par la vapeur obéissante, toutes les sciences, tous les beaux-arts, tous les plaisirs, tous les bonheurs, et vous allez à travers toutes sortes de périls de la terre et de la mer pour visiter Timor, Rawack, Guham, Humalata, Agagna, Tinian, les îles Sandwich, des ronces, des épines, des famines, des prostitutions, des meurtres, des bandits, des voleurs, des anthropophages, toutes sortes d’hommes et de choses maudites ! Certes j’admire votre courage, votre résignation : j’aime l’énergie, la puissance et l’intérêt de vos descriptions ; mais cependant je ne puis m’empêcher de vous dire combien je vous trouve à plaindre de faire ce métier d’écumeur de mer, que dis-je ? d’écumeur de l’histoire naturelle. Je vous plains d’avoir dépensé votre jeunesse à ces contemplations lamentables : je trouve surtout, quand le ciel vous a donné un rare esprit, que c’est mal dépenser sa vie. — Occupa portum, fortiter occupa portum, cette parole du poëte Horace, le poëte heureux des hommes heureux, me revient en mémoire à chaque pas que fait notre voyageur dans ces déserts si horriblement peuplés. Et notez bien que, dans cette longue navigation, pas un des dangers de la mer ne lui est épargné. Le naufrage, la vague écumante, la nudité, la faim et la soif, les privations les plus cruelles, tout s’y trouve. M. Jacques Arago eût voyagé tout exprès pour écrire un voyage pittoresque, il n’aurait pas voyagé autrement. Entre autres passages de son livre qui sont très remarquables, il faut citer tout le tome III, dans lequel est renfermée l’histoire des îles Sandwich. Cette fois l’animation toute méridionale de l’auteur est portée à son comble. Il va partout, il est partout. Il cherche même des ruines dans ces parages où rien n’a été fondé ; il y cherche une histoire, il y cherche des rois et des reines et des grands hommes : il y chercherait la Charte constitutionnelle au besoin. — Sa description de la Nouvelle-Hollande est des plus pittoresques. En ce lieu, vous retrouverez à la fois la ville opulente et le désert sans limites, le civilise et le sauvage, les serpents noirs dont la blessure est mortelle, et les jeunes filles d’Angleterre qui vous frappent au cœur de leur regard bleu de ciel. Le sauvage de la Nouvelle-Hollande est plus hideux que les plus hideux sauvages. Peu à peu la civilisation le pousse et le chasse, et l’écrase. Dieu soit loué ! Je sais bien que certains philanthropes se plaignent avec de grosses larmes que ces pauvres cannibales soient si fort maltraités par ces féroces Européens : laissons dire les philanthropes