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voyage autour du monde.

l’exciter à une attaque, comme fait un petit chien qui veut jouer avec son maître. M. Rouvière, piqué au jeu, est prêt à combattre, et le baudrier de son trident est déjà débouclé, mais il ne veut pas être l’agresseur. Le lion rugit pour la troisième fois, recommence sa course à travers les aspérités voisines, et pour la troisième fois aussi s’oppose à la marche du colon.

— Pour le coup, nous allons voir !

Rouvière s’adosse à une roche surplombée, met un genou à terre ; un pistolet est à ses pieds, et, le doigt sur la détente du fusil, il semble défier son redoutable adversaire.

Celui-ci hérisse sa crinière, gratte le sol, ouvre une gueule haletante, s’agite, se couche, se redresse et semble dire à l’homme : Frappe, tire. L’œil calme de M. Rouvière plonge, pour ainsi parler, dans l’œil ardent du lion ; ils ne sont plus séparés tous deux que par une distance de cinq ou six pas, et pendant un instant on dirait deux amis au repos…

— Oh ! tu as beau faire, grommelait M. Rouvière, je ne commencerai pas.

Qui dira maintenant de quel sentiment le lion fut animé ? Après une lutte de patience, d’incertitude et de courage, mais sans combat, le terrible quadrupède rugit plus fort que jamais, s’élance comme une flèche et disparaît dans les profondeurs du désert.

Vous dûtes vous croire à votre dernière heure ? dis-je à M. Rouvière.

— Je le crus si peu, me répondit-il, que je me disais, au moment où l’haleine du lion arrivait jusqu’à moi : Mes amis vont être bien étonnés quand je leur raconterai cette aventure.

Et la véracité de M. Rouvière ne peut ici être révoquée en doute par personne, sous peine de lapidation ou de mépris.

— Il boite un peu, dis-je un jour à un citoyen du Cap.

— C’est un petit tigre à qui il a eu affaire qui lui a mutilé la cuisse.

— Et cette épaule inégale ?

— C’est une lame furieuse qui l’a jeté sur la plage au moment où il sauvait une jeune femme.

— Et cette déchirure à la joue ?

— C’est la corne d’un buffle qui dévastait le grand marché et qu’il parvint à dompter au péril de ses jours.

— Et ces deux doigts absents de la main gauche !

— Il se les coupa lui-même, mordu qu’il fut par un chien enragé dont plusieurs personnes avaient été victimes… Tenez, il va sortir, voyez.

M. Rouvière se leva et salua. Toute l’assemblée, debout, lui adressa les paroles les plus affectueuses ; chacun l’invitait pour les jours suivants, et pas un ne voulut le laisser sortir sans lui avoir serré la main. Le boulanger Rouvière est l’homme le plus brave que j’aie vu de ma vie.

Le lendemain de cette conversation et de cette soirée, je retrouvai M. Rouvière chez le consul français, où il était reçu, lui boulanger, sans