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souvenirs d’un aveugle.

fortune, avec la plus haute distinction. Je lui demandai de nouveaux détails sur sa vie aventureuse.

— Plus tard, me répondit-il ; je ne vous ai narré encore que des bagatelles que j’appelle mes distractions. Mes luttes avec les éléments ont été autrement ardentes que celles que j’ai eues à soutenir avec les bêtes féroces de ces contrées. Je ne demande pas mieux que de me reposer sur le passé, afin de me donner des forces pour le présent et des consolations pour l’avenir. Je vous dirai des choses fort curieuses, je vous jure.

— Est-il vrai, interrompis-je, que vous craigniez plus dans vos habitations intérieures la présence d’un tigre que celle d’un lion ?

— Quelle erreur ! un lion est beaucoup plus à redouter que trois tigres. Tout le monde ici va, sans de grands préparatifs, à la poursuite du tigre ; la chasse au lion est autrement imposante, et, morbleu ! vous en aurez le spectacle puisque vous êtes curieux. Il y a là du drame en action, du drame avec du sang. Quand on vient de loin il faut avoir à raconter du nouveau au retour ; assistez donc à une chasse au roi des animaux.

Les préparatifs ne sont pas chose futile, et le choix du chef de l’expédition doit porter d’abord sur des esclaves intrépides et dévoués ; puis il prend des buffles vigoureux et un chariot avec des meurtrières d’où l’on est forcé parfois de faire feu si au lieu d’un ennemi à combattre on se trouve par malheur en présence de plusieurs.

M. Rouvière avait la main heureuse, il se chargea aussi des provisions ; et un matin, avant le jour, la caravane, composée de quatorze Européens et colons, et de dix-sept Cafres et Hottentots, se mit en marche par des chemins presque effacés. Mais le Cafre conducteur était renommé parmi les plus adroits de la colonie, aussi étions-nous tranquilles et gais.

À midi nous arrivâmes sans accident digne de remarque dans l’habitation de M. Clark, où l’on reçoit parfaitement. Nous repartîmes à trois heures, et nous voilà, à travers des bruyères épaisses, dans un pays d’aspect tout à fait sauvage. La rivière des Éléphants était à notre gauche, et de temps à autre nous la côtoyions en chassant devant nous les hippopotames qui la peuplent. Le soir nous arrivâmes à une riche plantation appartenant à M. Andrew, qui fêta Rouvière comme on fête son meilleur ami, et qui nous dit que depuis plusieurs semaines il n’avait entendu parler ni de tigres, ni de rhinocéros, ni de lions.

— Nous irons donc plus loin, dit notre chef, car il me faut une victime, ne fût-ce qu’un lion doux comme un agneau.

Notre halte fut courte, et les buffles reprirent leur allure rapide et bruyante. Bientôt le terrain changea d’aspect et devint sablonneux ; la chaleur était accablante, et nous passions des heures entières allongés sur nos matelas.

— Dormez, dormez, nous disait M. Rouvière, je vous réveillerai quand il faudra, et vous n’aurez plus sommeil alors.