Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.1.djvu/202

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
148
souvenirs d’un aveugle.

maisons saccagées. L’atmosphère est en feu, la terre tremble, se soulève et retombe ; les navires du port sont jetés sur les rochers de la côte ; le vent fait en un clin d’œil le tour de la boussole : la rafale est maintenant du nord, elle souffle du sud une minute après, et le tourbillon qui court de l’est à l’ouest change tout à coup de route et achève le ravage que la rafale opposée a commencé.

Et que peuvent les descriptions toujours pâles et imparfaites ? Les faits ont une tout autre éloquence.

À Minissi, campagne de madame Monneron, le toit de la demeure occupée par deux jeunes demoiselles fut enlevé par un tourbillon et jeté à leurs pieds au moment où elles se réfugiaient dans le château. La précipitation d’une négresse leur sauva la vie.

Dans le quartier Moka, la famille de M. Suffield, directeur de la poste, sortait de sa maison, au même instant celle-ci est renversée, et les débris écrasent un enfant aux yeux de son père et de sa mère blessés.

Aux Trois-Îlots, il semble à M. Launay que son logis est enlevé par la rafale ; il s’empresse d’en sortir avec sa femme et ses enfants, au même instant la maison est enlevée en effet ; son fils aîné et le noir qui le porte sont écrasés et ses deux autres enfants blessés grièvement. La bâtisse tomba à cent pieds de son soubassement ; le vent en dispersa les débris ; les meubles, les effets, tout disparut ; le linge, les vêtements, les matelas, furent retrouvés à plus de six cents toises de distance.

Un habitant qui voulut se hasarder à sortir au milieu de la tempête, se vit saisi par le tourbillon dans le grand bazar de la ville, lancé de pilier en pilier et broyé dans ses mille cascades.

Dans une cour du camp Malabar, le vent pénétra avec impétuosité, s’empara une à une d’un tas de planches énormes, les enleva comme un jeu de cartes et les dispersa au loin dans les bois et sur les montagnes.

La salle de spectacle, vaste édifice en forme de croix, chassa à quatre pieds de son soubassement et resta pourtant debout après la tempête, comme pour en attester la violence et le caprice.

Dois-je ajouter, au risque de trouver bien des incrédules, que, dans plusieurs habitations, quelques barreaux des grilles de fer servant de clôture ont été ployés et tordus en spirales. Oh ! cela est phénoménal sans doute, cela semble au-dessus de toute croyance ; mais le malheur a de la mémoire, et la Pointe-à-Pitre et le Cap-Français vous diront, comme le pays dont je vous parle, s’ils n’ont pas été témoins de catastrophes plus effrayantes, de faits plus inexprimables encore. Il n’est permis de révoquer en doute la vérité d’un récit qu’alors seulement qu’il rapporte gloire ou profit au narrateur.

Le mercure du baromètre descendit à huit lignes au-dessous de vingt-sept pouces ; jamais à l’Île-de-France on ne l’avait vu si bas.

Mais c’est lorsque le souffle a passé, lorsque la tempête a cessé ses ra-