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voyage autour du monde.

population, briser les pompes et menacer de leur vengeance les plus zélés des citoyens. La plus sordide cupidité avait ordonné ces odieuses mesures : car toutes les marchandises que dévoraient les flammes étaient de fabrique française.

Le désastre fut grand sans doute, mais comme si le Ciel n’avait point assez frappé la colonie, le coup de vent qui lui succéda peu de temps après eut des suites plus funestes encore.

Un ouragan !… Racontez en Europe les terribles effets d’un ouragan des Antilles, de Saint-Domingue, de l’Île-de-France ou de Bourbon, et vous ne rencontrez que des incrédules. Vous n’osez pourtant dire qu’une partie de la vérité, tant l’autre vous paraît surnaturelle à vous qui avez été témoin de la catastrophe ; à vous qui reculez craintif en présence du chaos qui vous environne après le passage du météore. Si l’on a foi à ces désordres, à ces chocs imprévus de tous les éléments que lorsqu’on en a déjà été la victime, lorsque la reproduction du même phénomène est venue vous frapper dans vos richesses anéanties, dans vos affections détruites, comment l’habitant des zones si tranquilles, si monotone, ne vous refuserait-il pas la croyance que vous lui demandez ?

Un bruit sourd et ténébreux se fait d’abord entendre, et pourtant on n’aperçoit nul mouvement encore dans tout l’espace. La mer est tranquille et le ciel azuré. Bientôt les eaux deviennent clapoteuses, comme si un feu sous-marin les mettait en ébullition, et puis, sans que la moindre vapeur s’empare de l’air, le soleil se montre blafard, vaste, incertain. Le haut feuillage des arbres frémit et siffle, les ruisseaux pétillent, les animaux piétinent dans leurs demeures ou s’arrêtent sur les routes ; une odeur fétide de soufre vous oppresse, il ne fait pas chaud et une sueur brûlante vous inonde, c’est une gêne inexprimable, c’est un malaise dont une douloureuse expérience vous dit la cause. On ne voit plus personne dans les rues silencieuses, sinon quelque mère effrayée qui les traverse pour chercher son enfant au moment où elle vient de le quitter. On ne s’est rien dit dans les maisons attristées, et tout se clôt, se barricade ; on amoncelle les meubles pour opposer une barrière à ce vent impétueux et qui ne connaît pas de barrière, qui enlève, brise, mutile, fait tournoyer les arbres, les maisons, les navires et l’Océan qu’il pousse et repousse, qu’il chasse et ramène à son gré.

Les mornes se voilent de ténèbres épaisses s’élevant du sol ou descendant du ciel : ces ténèbres sont sillonnées dans tous les sens par des éclairs rouges, colorant toute la nature d’une teinte cuivrée. Un silence de mort plane sur l’île terrifiée, les familles en pleurs se groupent autour de leurs abris les moins menacés. Pareil à mille coups de tonnerre, le tonnerre éclate alors comme pour annoncer la guerre des éléments. À ce signal les torrents sortent de leurs lits et bondissent dans la plaine ; les arbres les plus vigoureux se heurtent dans les airs avec les mâts enlevés, avec les