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souvenirs d’un aveugle.

J’ai souvent parlé de mulâtresses dans mes écrits ; mais qu’est-ce qu’une mulâtresse ? Qu’est-ce surtout qu’une mulâtresse libre ? De prime abord, c’est un être ravissant, jeté sur la terre pour le bonheur de celui qu’elle aime. N’en croyez rien pourtant, car dans cet amour qu’elle vous jure, dans cet amour qu’elle vous inspire, il y a mille autres sentiments qui se croisent, se heurtent, se brisent. De là les déceptions, les jalousies, les fureurs, les vengeances ; supposez, jetés sur une même figure, sur une même charpente, dans un même organe, tout ce qu’il y a de plus enivrant dans le parler, de plus suave dans la démarche, de plus dangereux dans le talent, de plus brûlant dans le regard, et vous aurez une faible idée de ces reines puissantes des colons, tenant sous leur sceptre de fer les imprudents qui osent une fois s’attaquer à elles. Oh ! que de ruines elles auraient à se reprocher, si elles se reprochaient jamais autre chose qu’une victoire qui leur échappe !

Rien n’est frais, brillant, parfumé, comme les bals et les soirées que donnent ces frivoles Ninons autour desquelles se groupent tant de frêles adorateurs ! Mais ici c’est le vaincu qui chante le plus haut son triomphe. Libres dans leurs caprices, elles n’ont là ni père ni frère pour les arrêter au milieu de leurs conquêtes. Les pères et les frères sont par elles chassés du temple ; et ces coquettes hautaines s’estiment plus heureuses d’être les maîtresses d’un blanc que les femmes légitimes d’un homme de leur caste.

La musique et la danse sont les arts qu’elles cultivent avec le plus d’amour ; mais elles valsent surtout avec une légèreté, un abandon, une désinvolture qui tiennent du prodige. Il y a péril pour quiconque ose suivre du regard la mulâtresse serpentant, enlacée par un partenaire habile, dans le labyrinthe d’une valse générale. Imprudent, je vous signale le danger ; faites comme moi : évitez-le et courez au large.

Les mulâtresses se mettent avec goût et élégance ; il est rare qu’une d’elles ne puisse pas étaler sur ses belles épaules un cachemire de l’Inde pour chaque jour de la semaine, et l’on a vu bien souvent dans un riche magasin la femme d’un banquier ou d’un opulent planteur reculer devant le prix trop élevé d’une parure qu’une mulâtresse achetait à l’instant sans marchander.

En général, elles sont très-brunes ; j’en ai pourtant vu de blondes, et il est impossible de les distinguer des dames, dont elles prennent à merveille la démarche et le langage.

Il faut maintenant que je détruise une des plus douces illusions de votre jeunesse, et que je vous dise que Bernardin a écrit un roman : il le faut bien, puisque je fais de l’histoire. Eh bien ! voici la quille du Saint-Géran ; je parviens à en arracher un morceau de fer ; voici le tombeau de Virginie, dans le jardin de M. Cambernon, aux Pamplemousses ; on l’a placé à côté de celui de Paul. Déjà des mensonges !… Voici toute l’histoire, voici tout le roman.