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voyage autour du monde.

Madame Latour, quoi qu’en dise l’éloquent auteur des Études de la nature, n’est pas morte du chagrin d’avoir perdu sa fille Virginie dans le naufrage du Saint-Géran, puisque après ce funeste événement, qui est historique, et la mort de son premier époux à Madagascar, elle s’est remariée trois fois (à moins que ce ne fût encore par désespoir) : la première avec M. Mallet, dont la famille n’est pas éteinte, la seconde avec M. de Creuston, et la troisième avec M. de Coligny. Elle était l’aïeule d’une famille Saint-Martin existant encore aux plaines de Wilhems.

Le pasteur qui joue un si beau rôle dans le roman était un chevalier de Bernage, fils d’un échevin de Paris, qui, étant mousquetaire, se battit en duel, tua son adversaire et se retira à l’île-de-France, où il habitait la rivière du Rempart, à une demi-lieue de l’endroit où le Saint-Géran s’est échoué. Il était fort considéré de ses voisins, leur rendait de grands services et servait de médiateur dans leurs petites divisions.

Quant à Paul, on n’a aucune donnée sur son existence ; ainsi tout l’édifice sur lequel est bâti le roman s’écroule de lui-même.

M. Liénard, négociant recommandable et d’une obligeance extrême, dans un pélerinage qu’il voulut me faire faire au tombeau de Virginie, me donna les détails précédents, puisés dans les archives de l’île. Sa complaisance faillit lui devenir très-funeste, car en pleine rade son embarcation chavira, et nous fûmes sur le point de périr tous dans les flots. Bérard, un de nos aspirants, se sauva sur une bouée ; M. Quoy, notre chirurgien, M. Liénard et ses esclaves, s’accrochèrent à la quille de la pirogue, et moi je ne dus mon salut qu’au courage et à l’activité d’un officier anglais qui vint avec son embarcation m’arracher à une mort certaine, car, je l’avoue à ma honte, je ne sais pas nager.

Le lendemain M. Liénard voulut sa revanche à la baie du Tombeau. Nous y allâmes en suivant les sinuosités de l’île, dont je pus étudier les riches productions. Mais la chaleur, trop forte, allait me faire demander grâce, quand mon compagnon de voyage, qui avait regardé attentivement non loin de nous un rocher pelé me dit :

— Venez encore ; j’ai à vous montrer quelque chose de curieux, un homme qui vit seul ici, un malheureux dont l’existence a été bien errante et bien tourmentée. Venez.

Nous continuâmes notre route.

— Est-ce qu’il en aurait fini avec la vie ? poursuivit M. Liénard, qui semblait s’adresser à lui-même cette question.

— De qui parlez-vous ?

— D’un noir bien extraordinaire, du maître de cette case si petite, si pauvre… Ah ! le voilà là-bas, les jambes dans l’eau ; il pêche, il prépare son dîner.

— Est-ce un esclave ?