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souvenirs d’un aveugle.

la sienne, et ses vingt ans d’esclavage ; moi, je ne voulus rien oublier, et j’écrivis.

— Qu’avez-vous donc dit et fait à mes noirs ? me demanda M. Pitot, le lendemain : ils sont d’une gaieté bouffonne qui vient de me fort divertir, et je dois vous avouer que les quolibets pleuvent sur vous avec une rare profusion.

— J’ai prêché, voilà tout.

— Non, il ne s’agissait pas de cela entre eux.

— De quoi donc ?

— Ne leur avez-vous pas distribué quelques bouteilles de vin à la campagne de M. Piston, en les priant de boire à votre santé ?

— Oui.

— Quelle lourde faute ! c’est à leur santé seule qu’ils ont bu, ou plutôt à leur dégradation. Vous croyiez vous montrer généreux, vous n’avez été que dupe. Obliger ces gens-là, c’est semer sur du granit. C’est pis encore, ils voudront dans l’avenir une faveur pareille à celle que vous leur avez accordée aujourd’hui. Quant à vous, qui partez, vous n’en subirez pas les conséquences ; mais si l’un de nous était coupable d’une bienfaisance aussi mal placée, nos caves seraient à sec en bien peu de mois. Gracier un noir qui a mérité vingt-cinq coups de rotin, c’est tout ce que nous pouvons et osons nous permettre ; aller au delà serait signer la ruine de la colonie.

— Ils me semblaient pourtant heureux, répliquai-je à M. Pitot.

— Oui, ils l’étaient de vous avoir volé.

— Ils ne volaient pas, je donnais.

— C’est cela ; ils ne jugent les autres que d’après eux, et eux, ils volent et ne donnent jamais.

« Savez-vous quel est le boute-en-train de cette espèce de comédie dont vous êtes le niais ? C’est ce vieux nègre d’Angole, que vous avez grisé en rentrant le soir dans votre pavillon. Tenez, venez les voir, cela vous amusera. »

— À quoi bon ? leur joie finirait, et je veux être dupe jusqu’au bout.

— Vous avez raison, quand le bonheur arrive, il faut le bien recevoir sous quelque forme qu’il se présente. Vous me convertissez aussi.

J’ai assisté dans une des riches habitations de M. Pitot à la célébration de quelques mariages entre noirs. Je vous assure que la cérémonie ne manque pas d’une certaine dignité ; et si j’étais plus oseur, je vous donnerais là-dessus de piquants détails. Eh ! bon Dieu ! ne trouvons-nous pas un brin de ridicule jusque dans nos institutions les plus sérieuses ?

Cependant le jour du départ approchait, et quoique nous oubliassions ici notre patrie par cela même que tout nous la rappelait, il fallut bien se préparer au dernier adieu !

Toutefois, quitte envers les noirs de l’île, dont j’ai esquissé quelques-uns des principaux caractères physiques et moraux, je ne le suis pas en-