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voyage autour du monde.

forêts sont grandes, allez ; nous ne manquons jamais de dieux à Angole.

Comme j’allais passer en revue quelques nouvelles croyances, le vieux noir me fit observer que le soleil allait vite et qu’il fallait se hâter si nous voulions être de retour avant la nuit. Nous nous remîmes donc en route, et deux heures après je planais sur une cascade ravissante, dans les tourbillons de laquelle voltigeaient les ailes humides de l’élégant paille-en-queue, le plus amoureux des oiseaux. Ici encore, pour la vingtième fois depuis mon départ, je regrettai amèrement qu’un habile pinceau ne se fût pas associé à la faiblesse du mien, car si c’est un vif regret que l’impuissance totale, c’en est un peut-être plus vif encore de gâter pour ainsi dire une nature si belle et si riche, devant laquelle le cœur est en extase.

J’étais là dans un désert ; la cascade bouillonnait au fond d’une délicieuse vallée, et les noirs qui m’entouraient me parurent enfin disposés à écouter une leçon. Je quittai donc mes pinceaux et mes calepins ; et, saint Jean improvisé (bien que je m’appelle Jacques), je commençai.

À la fin de la première période, le vieux noir d’Angole me dit :

— Maître, le soleil se couche ; nous ne pourrons pas arriver aujourd’hui.

Je feignis de ne pas entendre ; mais après quelques phrases je fus de nouveau interrompu par la même voix du nègre, qui savait bien que je parlerais dans le désert.

— N’est-ce pas, dis-je à tous mes disciples, que j’ai le temps de prècher ?

— Non, répondirent-ils tous à la fois, et j’en fus pour mes frais d’éloquence et mes évangéliques intentions.

À mon retour je dis à M. Pitot mes tentatives et mes efforts auprès de ses esclaves, et il m’assura que lui-même y avait perdu ses soins et ses peines. « Au surplus, ajouta-t-il, dans l’état actuel de nos colonies, il n’est pas aussi impolitique que vous le croyez que nous laissions les noirs dans leur ignorance et leur abrutissement ; notre puissance est là. Nous avons besoin d’esclaves ; vouloir apprendre, c’est un pas vers l’affranchissement ; penser, c’est être libre ; l’heure venue, ils diront, comme nous, qu’ils croient d’après eux. Il y a de l’orgueil dans tout corps où réside une âme, et si vous dites à l’esclave que ses chaînes sont des fleurs, il les portera sans se plaindre. Souvent ce n’est pas tant la chose qui les blesse que le mot… Allons nous mettre à table. »

Ce fut le vieux noir qui se trouva, par un singulier hasard, placé derrière moi, et le coquin me servait en ricanant et en grommelant quelques paroles que j’entendais à peine. Je suis sur qu’il se moquait de mon Dieu et de ses dieux d’Angole. À mon coucher, je lui ordonnai de me suivre ; il le fit en murmurant, car il s’attendait sans doute encore à une leçon de morale ; mais je suis un prêtre tolérant, et grâce à quelques verres de liqueur que je fis accepter à Boulebouli, il oublia, la nuit, ma religion,