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voyage autour du monde.

avec les montagnes âpres qui d’un côte cerclent la ville, et avec les cônes de lave noirâtre dessinés à l’horizon.

Certes la distance de l’Île-de-France à Bourbon est fort légère : eh bien ! une grande différence dans le caractère des habitants se fait déjà sentir et n’échappe pas à l’observateur. Ici, même franchise, même urbanité de la part des colons que chez leurs voisins, même empressement à fêter les étrangers ; mais tout cela se dessine avec moins de formes, avec plus de rudesse. Le climat est semblable : c’est une température à peu près égale dans la plaine et dans les vallées ; mais à Bourbon des monts gigantesques s’élèvent au-dessus des nuages et gardent à leurs cimes des neiges éternelles. À Bourbon, un volcan sans cesse en activité jette au loin d’immenses laves par ses vingt bouches de feu, et l’on dirait que le naturel des colons s’est en quelque sorte empreint de ces sauvages couleurs. Un fashionable de Saint-Denis est un rustre de Maurice, mais un rustre à l’allure fière, au langage indépendant.

Dans la ville, hélas ! nous aurons peu de choses à signaler. L’église est mesquine, pauvre, sans tableaux, si ce n’est un saint Denis portant sa tête dans ses mains, ce qui doit singulièrement édifier la population nègre ; un Christ au maître-autel, d’une bonne facture ; et, dans un méchant cadre, une espèce de figure de singe, représentant M. de Labourdonnaie, au-dessous duquel on lit cette inscription :

NOUS DEVONS À SON DÉVOUEMENT
LE SALUT DES DEUX COLONIES.

À la bonne heure, en dépit du martyrologe, les temples saints doivent s’ouvrir à tous les bienfaiteurs de l’humanité.

Cependant la ville me fatigue, soit qu’elle n’ait rien d’assez bizarre pour me retenir, soit qu’elle ne ressemble pas assez à une cité européenne. La corvette, mouillée à quatre encablures du périlleux débarcadère, m’offrira peut-être plus de distractions, et voilà des pirogues dont je puis disposer. Je longe la côte et j’en dessine les rudes aspérités : ce sont des remparts de laves diversement nuancées, dans les anfractuosités desquelles surgissent de brillantes couches de verdure que les brisants ne peuvent anéantir.

Le vent m’éloigne enfin de ces imposantes masses : tant mieux, je rejoins le bord.

La nuit était pure, une nuit tropicale, suave par les émanations de la terre et la limpidité du ciel, où scintillaient des milliers d’étoiles, dont l’éclat était affaibli par les opales rayons de la lune en son plein ; on eût dit un vaste ciel noyé dans une légère vapeur.

Nous venions de nous livrer à une de ces douces causeries du bord dont