Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.1.djvu/236

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
178
souvenirs d’un aveugle.

tout le charme est dans la frivolité, et chacun de nous descendait déjà dans sa cabine, quand un roulis assez fort nous fit rapidement interroger l’horizon, d’où nous supposions que soufflait une brise naissante. Tout était silencieux.

Un jet brillant s’élève dans l’air : le dos gigantesque d’une baleine plane à la surface des eaux et disparaît avec la rapidité d’une flèche. Au même instant, un poisson de moyenne grandeur bondit, s’élance et retombe frétillant c’est l’espadon, le plus mortel ennemi du géant des mers. Dès qu’ils se voient en présence, dès qu’ils se sont une fois rencontrés, ils ne se fuient plus ; c’est un rude combat, un combat à mort qui va s’engager. Il faut que l’un des deux adversaires au moins succombe ; et souvent, après une lutte, deux cadavres servent le lendemain de pâture aux requins et aux goëlands. Le plus fort, c’est la baleine ; le plus brave, c’est l’espadon, car il est sûr, lui, qu’il faut qu’il meure, vainqueur ou vaincu, tandis que, dans le triomphe, la baleine ne perd jamais la vie.

Oh ! nous aurions eu besoin de tout l’éclat du soleil pour jouir du spectacle qui allait nous être offert : toutefois la lune était si belle, que nous n’en perdîmes que peu d’épisodes.

Le roulis ou le tangage du navire auprès duquel le combat s’était engagé nous disait la place occupée par les deux adversaires ; mais qu’on se figure l’espace envahi par la baleine menacée, en songeant que dans quinze jours elle peut faire le tour du monde ! Aussi pour éviter le choc terrible de sa monstrueuse tête, l’espadon se montrait-il souvent à l’air, et, dans sa colère, retombait-il inutilement sur le dard long et aigu dont il a été armé par la nature. Cependant la lutte durait depuis une demi-heure sans que la victoire se décidât ; mais entre deux ennemis aussi acharnés tout repos est impossible. Quand la baleine se précipite sur l’espadon, si celui-ci est touché, il meurt broyé à l’instant même ; si l’espadon, après son rapide bond hors des flots, trouve sous sa lance dentelée le dos de la baleine, celle-ci n’a que quelques instants à vivre, car la plaie est profonde, et le sang s’en échappe à flots pressés. Cependant l’ardente querelle des deux combattants, qui s’était engagée près de nous, alla expirer loin du bord ; et, le lendemain, de la grande hune, on distinguait vers l’horizon une vive couleur de sang qui occupait un vaste espace. L’espadon et la baleine avaient cessé leur lutte.

Toutefois, pour les provisions nécessaires à une de nos plus longues courses, la corvette se vit forcée d’aller mouiller à Saint-Paul. Je profitai de cette seconde relâche pour visiter l’intérieur de l’île et parcourir ces belles rampes que M. de Labourdonnaie fit creuser à travers les ravins et les torrents, sur les flancs des plus rudes montagnes. Oh ! c’est un travail digne des Romains, complété aujourd’hui par le beau pont jeté sur la rivière des Galets, qui devient, aux jours d’orage, un torrent dévastateur.