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souvenirs d’un aveugle.

ma ceinture, mais je ne voulus pas même m’assurer s’ils en connaissaient la valeur, tant ces pauvres êtres m’inspiraient de pitié. Et, néanmoins, il fallait à tout prix que cette première entrevue ne demeurât pas sans résultat, afin de nous mettre à l’abri de ces importunes visites pendant toute notre relâche.

Orphée improvisé, je m’armai d’une flute au lieu d’un pistolet ou d’un sabre, et je jouai un petit air pour savoir s’ils étaient sensibles aux charmes de la musique. Il faut le dire, je ne reçus aucun encouragement, quoique deux d’entre eux se fussent mis à sautiller de la façon la plus étrange, et je doute fort, amour-propre à part, que l’Orphée de la Thrace eût obtenu un plus beau triomphe.

Tout fier de leur avoir ainsi fait oublier un moment leur instinct de férocité, je tirai de ma poche des castagnettes, harmonieux instrument dont je joue un peu mieux que de la flûte ; et voilà mes sauvages qui, au claquement cadencé de l’ébène, se mettent à gambader, à tournoyer comme de grands enfants qui voudraient donner de la souplesse à leurs muscles engourdis. J’étais heureux aussi, moi ; car, éloigné d’eux de dix pas au plus, je pus étudier leur charpente et les traits de leur physionomie.

Leur taille est un peu au-dessus de la moyenne ; ils ont des cheveux non pas crépus, non pas lisses, mais noués en mèches, comme les papillotes d’une tête qu’on va friser. Le crâne et le front sont déprimés ; ils ont les yeux petits, étincelants, le nez épaté et aussi large que la bouche, laquelle touche presque à leurs oreilles, qui se dessinent d’une longueur effrayante. Leurs épaules sont étroites et aiguës, leur poitrine velue et retirée, leur abdomen prodigieux, leurs bras, leurs jambes presque invisibles, et leurs pieds et leurs mains d’une dimension énorme. Ajoutez à cela une peau noire, huileuse et puante, sur laquelle, pour s’embellir, ils tracent de larges raies rouges ou blanches, et vous aurez une idée exacte de la tournure, de la grâce, de la charpente et de la coquetterie de ces beaux messieurs, à qui il ne manque qu’un peu d’adresse et d’intelligence pour être au niveau des macaques ou des sagouins. Tout cela est horrible à étudier, tout cela est triste et hideux à l’œil et à l’imagination. Deux de ces infortunés avaient une barbe fort longue comme les cheveux ; et sur la dune supérieure je remarquai une femme absolument nue comme les hommes, belle et séduisante comme eux, portant sur ses hanches un petit enfant qu’elle retenait, tantôt de la main, tantôt d’une lanière de peau couverte de poils. À côté d’elle se montrait un vieillard serré au flanc par une ceinture qui passait dans un coquillage couvrant le nombril.

Le plus leste et le plus intrépide des naturels, las enfin de ses évolutions au son de mes castagnettes, s’arrêta tout court, et, me faisant comprendre qu’il désirait les avoir, il m’offrit en échange une petite vessie à demi remplie d’ocre rouge. Je n’acceptai pas le marché, et au lieu de castagnettes, je lui montra un petit miroir d’un sou que je déposai à terre en