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voyage autour du monde.

cessamment leur appétit. Callot eût trouvé là une figure digne de ses pinceaux.

Toutefois, un peu honteux de la frayeur qui m’avait si subitement saisi, je résolus de gravir la falaise, afin de m’assurer, de cette espèce d’observatoire, si je pourrais dans le lointain distinguer quelque cabane ou quelque fumée. Mais je n’en pus venir à bout, car le sable roulait avec rapidité sous mes pieds, et lorsque je cherchais à m’étayer des touffes épineuses qui tapissaient les parois du plateau, l’appui fragile et piquant roulait avec moi jusqu’au sable du rivage.

J’avais encore à doubler une langue de terre à deux cents toises de moi, pour me trouver en face du camp, lorsque je vis accourir à ma rencontre mon ami Pellion, élève de marine, qui par ses gestes multipliés semblait m’inviter à hâter le pas. Hélas ! mes forces étaient épuisées et je me laissai tomber à terre. Il arriva enfin avec deux matelots, et il m’apprit que les sauvages, au nombre d’une quinzaine au moins, entouraient leurs tentes, et par leurs cris et leurs menaces essayaient de les forcer à la retraite. Cette nouvelle inattendue me reposa de mes fatigues, et j’arrivai au camp avec des émotions auxquelles nul de nous ne pouvait échapper.

Voilà donc ce qu’on nomme sauvages ! voilà donc ces hommes extraordinaires, vivant sans lois, sans intelligence, sans Dieu ! Il y a là un sol qui ne peut les nourrir, ils y campent ; ils trouvent sous leurs pieds une terre marâtre, ils y meurent, privés même de cet instinct de conservation dont sont douées les bêtes féroces, qu’ils égalent en cruauté sans en avoir ni la force ni la puissance. Voyez-les tous, sur ces dunes qu’ils nomment leur patrie, criant, gesticulant, répondant à nos témoignages de confiance par des cris fauves et des menaces de mort. Oh ! s’ils pouvaient nous anéantir d’un seul coup, nous dévorer en un seul repas ! Mais heureusement ils n’ont pas de cœur : rien ne leur dit pourtant encore que nous possédons des armes plus meurtrières cent fois que leurs fragiles casse-têtes et leurs faibles sagaies.

Pellion, Fournier, Adam, quelques autres de nos amis avaient déjà proposé des échanges à ces malheureux, divisés en trois bandes comme pour nous cerner de toutes parts. Je gravis le monticule où hurlaient les plus audacieux, et, quoiqu’ils fussent huit contre moi, ils reculèrent de quelques pas, agitant leurs sagaies et leurs casse-têtes à l’air, et me montrèrent le navire, puis firent retentir l’air de cris éclatants et terminèrent toutes leurs périodes par le mot : Ahyerkadé ! qui voulait dire évidemment : Allez-vous-en ! partez ! Je n’étais pas homme à me montrer docile à leur invitation peu courtoise, et, en dépit de leur volonté nettement exprimée, je restai en leur faisant des signes d’amitié et en prononçant à haute voix le mot tayo, qui, chez beaucoup de peuplades de la Nouvelle-Hollande, veut dire ami. L’ami que je leur présentais ne fut pas compris, et les vociférations retentirent plus ardentes. J’avais bien un pistolet à