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souvenirs d’un aveugle.

tour de rôle une bouteille remplie d’eau douce. La bouteille, prise par les sauvages, passa de main en main ; ils la regardèrent avec une curiosité mêlée de crainte ; ils la flairèrent, et pas un d’eux n’eut l’idée de goûter à l’eau potable qu’elle renfermait. Celui qui l’avait acceptée en échange d’une sagaie la plaça enfin sous son aisselle et alla plus tard la mettre en lieu de sûreté.

Cependant, comme l’aspect du pays nous donnait la quasi-certitude de l’absence totale d’eau douce, j’imaginai une petite épreuve qui ne fut pas comprise par les naturels, ou plutôt qui dut nous prouver que nos conjectures étaient une triste réalité.

Je demandai à un de nos matelots une bouteille semblable à celle qu’on avait donnée au jeune sauvage. Je m’approchai de lui à la distance de sept ou huit pas, je lui montrai l’eau que contenait le vase, et j’en bus en l’invitant à faire comme moi. Il interrogea ses camarades, et le résultat de la délibération fut qu’ils ne comprenaient pas pourquoi je leur proposais cette boisson. Mes amis riaient de l’impuissance où j’étais de me faire entendre, et je riais plus fort, moi, de la stupidité des êtres à qui je m’adressais. Mais enfin, comme les gestes parlaient mieux à leurs yeux que la parole, je les invitai avec des grimaces à ne pas me perdre de vue et à suivre tous mes mouvements, ce qu’ils firent, ma foi, comme des personnes sensées. Je m’approchai alors du rivage, je pris de l’eau de mer dans mes deux mains, je fis semblant de boire quelques gorgées et je les interrogeai du regard. Ils n’étaient nullement surpris de mon action, qui leur semblait toute naturelle, et ils parurent trouver étrange que je les eusse occupés de quelque chose d’aussi simple.

Ainsi donc le grand problème vainement cherché par Pierre le Grand, qui ne reculait devant aucune cruauté utile, le problème dont la solution est de savoir si l’homme peut vivre avec de l’eau de mer, me semble résolu par la présence de cette peuplade sur le sort inhospitalier de la presqu’île Péron ; car, je le répète, il n’y a pas, il ne peut pas y avoir une seule source d’eau douce dans cet immense désert, et rien ne dit que ces êtres infortunés qui y ont établi leur domicile aient pu se procurer les moyens de conserver les rares eaux du ciel, qui sont à l’instant absorbées par une terre mobile et spongieuse.

La nuit vint mettre un terme à ces scènes curieuses dont nous ne pouvions nous lasser. Les sauvages alors se réunirent sur la dune la plus élevée, poussèrent un grand cri et disparurent en nous faisant comprendre que nous aurions leur visite au lever du soleil.

Le lendemain, en effet, je m’acheminai vers une anse voisine de la nôtre, mais séparée de toutes par une langue de sable assez élevée, qui plongeait dans la baie. Je pris avec moi mon intrépide matelot Marchais, et sans mesurer les conséquences probables de notre excursion, nous côtoyâmes le rivage. Huit ou dix sauvages de la veille, qui nous guettaient