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VOYAGE AUTOUR DU MONDE.

sans doute, se ruèrent sur nous avec des cris et des menaces de mort. Tout notre sang-froid nous devint nécessaire.

— Ne dégaine pas, dis-je à Marchais, dont la main calleuse pressait déjà la poignée de son briquet ; ne dégaine pas, et avançons toujours ; une embarcation fait voile vers la côte : c’est un secours qui nous arrive ; profitons-en avec sagesse ; il serait trop dangereux d’essayer de retourner au camp ; nous aurions l’air de fuir.

Marchais suivit mes instructions, et nous avançâmes d’un pas ferme, serrés et presque à reculons pour veiller à notre défense. Le langage des naturels était haut, précipité, violent, et leur terrible Ahyerkadé ! terminait chacune de leurs phrases, entremêlées de gestes pleins d’irritation. À toutes ces attaques nous ne répondions absolument rien ; mais nous visitions fréquemment l’amorce de nos pistolets et de nos fusils, car nous étions partis armés jusqu’aux dents.

Les sauvages continuèrent de brandir leurs casse-têtes, et, enhardis peut-être par notre inaction, ils nous harcelaient de si près, que nous pouvions parfois les atteindre de la baïonnette. L’un d’eux même effleura l’épaule de Marchais, qui allait répondre par un vigoureux coup de sabre à fendre un mât si je ne l’eusse arrêté. Un instant après nous fûmes si étroitement serrés que nous vîmes bien qu’il fallait enfin leur apprendre ce que c’était que des balles et de la poudre. J’en mis un en joue ; mon mouvement l’étonna, mais ne l’effraya pas.

— Un coup de doigt, me dit Marchais, et tombons sur eux comme la misère sur le matelot.

— Pas encore, répondis-je ; épargnons le sang.

— Merci, et tout à l’heure ils vont boire le nôtre : gare à celui qui m’approche à longueur de gaffe.

— Je t’en prie, n’engageons pas le combat.

— Si nous engageons, nous couperons l’artimon et nous laisserons porter.

Cependant, en proie à de sérieuses inquiétudes, je ne voulais pas, en cas de retour, que mon imprudence fut perdue pour mon devoir et mes souvenirs. Quand les sauvages nous laissaient un peu respirer et semblaient méditer une attaque générale, je prenais mes crayons et je dessinais aussi bien que possible ceux d’entre eux qui demeuraient le plus immobiles.

— C’est propre ce que vous faites là, me disait Marchais ; à quoi bon peinturer ces marsouins ? Quels crapauds ! tenez, voyez, en voici un qui va mordre ses oreilles crasseuses. Je ne sais f… pas qui lui a fait cette fente sous le nez, mais il n’y allait pas de main morte ; ce n’est pas un four, c’est un sabord ; si je tombais dedans, il m’avalerait tout cru, le vieux phoque…

Puis mon compagnon leur envoyait quelques-uns de ces gestes de ma-