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souvenirs d’un aveugle.

que les hommes ont contractée de se fourrer sous la lèvre supérieure une énorme pincée de tabac assaisonné de chaux est encore plus en faveur chez les femmes, de sorte qu’à seize ou dix-huit ans elles n’ont plus de dents ou les ont noires comme du charbon. Elles se prétendent plus belles ainsi, soit ; mais en Europe nous avons d’autres goûts : l’ivoire est plus apprécié que l’ébène. Le malheur est d’autant plus grand que celles qui n’emploient ni le bétel ni le tabac ont des dents d’une blancheur éclatante. Concluons donc sans malignité que la coquetterie exerce son empire en cet hémisphère comme dans le nôtre ; que les dames de Timor, ainsi que chez nous, sacrifient tout à la mode, et que les voyageurs ne mentent que fort peu en publiant que, dans cet archipel, la couleur noire des dents est un attrait de plus à l’aide duquel le beau sexe cherche à établir sa puissance. Je conseille aux femmes de Timor d’essayer de plus sûrs talismans : il faut d’autres séductions aux farouches Malais. Toutefois faisons observer que, lorsque les ravages de la chaux vive se sont fait trop sentir, c’est-à-dire lorsque les gencives ont été totalement dépouillées, le râtelier absent est remplacé par un râtelier en or que les Désirabodes du lieu fixent dans la bouche avec une adresse merveilleuse. Pourquoi donc réparer un dommage fait avec connaissance de cause ?

Les maladies les plus communes sont la gale, la lèpre et en général toutes les maladies de la peau. La petite vérole dépeupla la colonie il y a une trentaine d’années, et rien n’a pu décider les Malais à accepter les bienfaits de la vaccine. Les Européens, peu habitués aux chaleurs tropicales, sont souvent victimes dans ce pays d’une dysenterie qui dégénère parfois en maladie contagieuse, et il est à remarquer que jamais un Malais n’en a été atteint. La peau de grenade infusée dans de l’eau de rivière est, dit-on, un remède efficace contre ce redoutable fléau.

En 1793, un épouvantable tremblement de terre ébranla Timor jusque dans ses fondements ; la lave se fit jour à la fois par cent cratères ; les rivières se tarirent ; toutes les maisons furent renversées, tous les édifices détruits, le temple chinois jeté sur la plage et la mer refoulée. Les îles voisines ne furent point épargnées ; une horrible catastrophe menaça l’archipel entier, et les populations effrayées crurent être arrivées à leur dernier jour. Depuis cette époque les feux sous-marins bouillonnent sans cesse, mais les tremblements de terre, quoique fréquents n’ont occasionné aucun notable dégât. Le courroux des éléments semble avoir passé dans l’âme des naturels.

Après le crocodile, le reptile le plus dangereux est un petit serpent brun que les Malais appellent kissao ; il a d’ordinaire trois pieds de longueur sur un pouce de diamètre. Quelques habitants m’ont assuré que la blessure en était mortelle ; M. Thilmann m’a dit le contraire ; mais il prétend qu’on en éprouve pendant quelques jours des douleurs intolérables.