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voyage autour du monde.

que tu te trouves en face d’un adversaire, déchire-le avec les dents ; la pitié, c’est plus qu’une faiblesse, c’est une faute ; l’homme vaincu et pardonné peut être soumis, mais il ne pardonne pas, lui. Faire grâce à un ennemi c’est presque avouer qu’on le redoute, et l’on n’est vraiment vainqueur d’un homme que lorsque la terre le couvre. »

Il y a sur Timor en général et sur Koupang en particulier un voile funèbre, indice certain de quelques sanglantes catastrophes, et le voyageur se sent à l’aise alors seulement qu’il s’en éloigne. Les gens qui vous accompagnent sur le rivage et que vous avez vus tous les jours pendant votre relâche n’ont sur la figure aucune expression de regrets ; ils ne vous disent point adieu, ne vous tendent pas la main, et vous n’êtes pas encore partis qu’ils détournent la vue avec dédain ou mépris. Ne me parlez pas d’un peuple qui vit sans un sourire sur les lèvres. Il est vrai aussi que les Chinois sourient toujours et à tout le monde.

L’aspect général de Timor, dominant en souveraine ce groupe nombreux de petites îles qui l’entourent comme d’humbles tributaires, attriste et impose à la fois. Ce sont sur la plage de vastes réseaux de lataniers, de vacois, de cocotiers aux couronnes si élégantes et si flexibles ; puis vient le rima ou arbre à pain, puis encore le pandanus, qui de chaque branche laisse tomber des jets nouveaux auxquels la terre donne de nouvelles racines, le pandanus qui à lui seul forme une forêt, et l’ébénier au sombre feuillage, et l’odorant sandal, dont les ciseaux et les burins chinois font de si admirables colifichets ; et tous ces géants tropicaux se pressant sur ce sol vivace, auquel les volcans intérieurs ne peuvent arracher ni sa vigueur ni sa sève ; et au sein de tant de richesses surgissent, comme des menaces de mort, d’immenses blocs de lave diversement colorée selon la nature des éruptions volcaniques : c’est la destruction à côté de la force, c’est la jeunesse à côté de la caducité, c’est la vie et le néant côte à côte, en lutte perpétuelle, sans être vaincus ni l’un ni l’autre, ou plutôt vainqueurs et vaincus tour à tour. Timor est sans contredit un des lieux de la terre où la botanique, la minéralogie, la zoologie recueilleraient le plus de richesses.

Les Hollandais conquirent Koupang sur les Portugais, qui s’y étaient établis en 1688 ; les Anglais l’occupèrent par capitulation en 1797. Les rajahs se liguèrent de nouveau, les forcèrent à la retraite et dévorèrent ceux qui n’eurent pas le temps de s’embarquer. En 1810 les Anglais s’en emparèrent encore avec une frégate ; mais, enhardis par le souvenir de leurs premiers succès, les naturels les obligèrent une seconde fois à se retirer, après avoir mis à leur tête le premier gouverneur de Koupang, qui dès lors avait le titre de résident. Après la prise de Java en 1811, les Anglais s’emparèrent pour la troisième fois de cette ville, qu’ils rendirent aux Hollandais en 1816, par suite de la paix générale de 1814. Ainsi font les rois de la terre : ils prennent ou abandonnent, ils protègent ou