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souvenirs d’un aveugle.

des nattes tressées aux Philippines et plusieurs vases grossiers pour la boisson et la nourriture. Une douzaine de fusils, une vingtaine de crics et un grand nombre de piques et de sagaies tapissaient les murailles.

L’empereur était assis dans son fauteuil à bras. À notre arrivée il se leva à demi, nous tendit la main et nous présenta des nattes sur lesquelles nous nous accroupîmes. À ses côtés étaient deux de ses principaux officiers, debout, à l’air farouche, au regard menaçant, le fusil d’une main, le cric de l’autre, drapés avec leur pittoresque cahen-slimout, et prêts sans doute à enlever nos têtes sur un signe du chef. Mais celui-ci était trop courtois et trop bienveillant pour en user avec cette familiarité. Un petit enfant de sept à huit ans, absolument nu et taillé en athlète, s’appuyait sur l’empereur : c’était son fils, à qui je m’empressai d’offrir un étui, des aiguilles, un paquet d’épingles, des ciseaux et un miroir. Il reçut mes cadeaux avec une grande joie et me permit de l’embrasser ; puis, le priant de rester immobile, je fis son portrait ainsi que celui du monarque, et je leur en donnai une copie, que l’un des deux Malais porta avec soin sur le coffre chinois. En échange je reçus deux sagaies et un cric magnifique, encore tout paré des touffes de cheveux des ennemis vaincus.

Pierre portait sur sa figure décharnée les caractères de la décrépitude la plus avancée ; on l’aurait cru centenaire, quoiqu’il n’eût que soixante ans au plus ; mais ici la nature est si active, si puissante, qu’elle pousse bien vite les hommes dans la tombe. Pierre tenait dans la main sa canne à pomme d’or ; il était coiffé d’un bonnet de coton blanc, vêtu d’une robe de chambre à grands ramages, et sur ses flancs osseux flottait un cahen-slimout plus fin et plus beau que ceux que j’avais tant admirés à Koupang.

Notre visite fut courte ; nous serrâmes affectueusement la main au patriarche de l’île, nous revîmes en passant ces belliqueux soldats dont l’allure guerrière est si imposante, et nous arrivâmes à Koupang, escortés par un violent orage auquel les solitudes que nous parcourions donnaient un caractère de lugubre majesté. La voix de la foudre dans le désert est à la fois chose terrible et solennelle : vous croiriez que c’est pour vous seul que jaillit l’éclair et que retentit la menace.

Et maintenant que j’ai jeté un rapide coup d’œil sur cette colonie de Koupang, je me demande quelles sont les heures de joie des Malais qui la peuplent : ils n’en ont pas ; quels sont leurs jours de fête ? ils n’en ont pas ; leurs époques de réjouissances publiques ? ils n’en ont pas ; leurs nuits d’un sommeil doux et paisible ? ils n’en ont pas. Dès que le Malais se réveille, il s’arme de sa longue pique de fer, de son lourd fusil ou de son redoutable cric empoisonné ; le Malais de Timor n’est heureux que lorsqu’il sent auprès de lui, sur ses flancs ou dans ses mains, ses instruments de mort ou de vengeance ; le Malais de Timor ne m’a paru avoir de caresses ni pour son ami, s’il a un ami, ni pour sa femme, ni pour son père. On lui a dit : « Voilà du fer, défends-toi, attaque et tue ; si tu n’as point de glaive alors