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XVIII

OMBAY

Anthropophages. — Rajahs. — Escamoteur. — Drame.

Y a-t-il encore des anthropophages ? c’est une question qu’on se fait tous les jours en Europe et qui est diversement résolue. Les uns disent que la civilisation, en pénétrant dans les lointains archipels où l’anthropophagie était dans les mœurs, a détruit cet usage barbare, tandis que d’autres, allant plus loin, ne craignent pas d’avancer qu’il n’y a jamais eu de véritables anthropophages, c’est-à-dire des mangeurs d’hommes, sans y être contraints par la faim ou l’ardeur de la vengeance.

Je craignais d’achever mon grand voyage sans documents précis à ce sujet, et maintenant, grâce à ma bonne étoile, je puis hautement répondre : Oui, il y a encore des anthropophages !

L’anthropophagie, après la chaleur d’une bataille, alors que l’homme est violemment agité par la soif de la vengeance, existe toujours dans une partie des îles de l’océan Indien, ou de la mer Pacifique. Elle se révèle souvent dans de terribles catastrophes, à Timor, à Waiggiou, aux Sandwich, à la Nouvelle-Hollande et surtout à la Nouvelle-Zélande, tant visitée par les navires, à deux pas du Port-Jakson, cité florissante et tout à fait européenne. Mais l’anthropophagie sans colères, sans fureurs frénétiques, sans haines, l’anthropophagie dans les mœurs, peut-être même dans la religion, je vous assure qu’elle existe, au moins à Ombay, et je m’estime fort heureux qu’un autre à ma place ne vienne pas vous le certifier aujourd’hui en me citant au nombre des victimes qu’elle aurait faites. Qu’est-ce qui a donc sauvé quelques-uns de mes amis et moi des plus grands périls qu’un homme ait jamais courus ? c’est notre gaieté. Un seul geste menaçant de notre part, un seul cri, un seul mouvement d’im-