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voyage autour du monde.

voir, lui : lisez les Mille et une Nuits, et laissez de côté les pages vraies jusqu’à la naïveté, qu’il aura écrites, pour lui d’abord, égoïste qu’il est, et puis encore pour les hommes qui veulent connaître et s’instruire.

Oh ! si je vous disais que j’ai trouvé dans l’intérieur de l’Afrique, au milieu des archipels de tous les océans, au centre de la Nouvelle-Hollande, des préfets loyaux, comme vous en connaissez, des ministres intègres, comme vous n’en connaissez pas, des maires qui ne savent pas lire, des spéculateurs sans probité, des fils de famille qui commencent par être dupes et qui finissent par en faire, des femmes qui se vendent, des hommes qui se louent ; si je vous avais présenté les ridicules et les vices de nos capitales en honneur aux antipodes, vous auriez trouvé cela tout naturel, tout logique ; là pourtant eût été le phénomène, l’incroyable, l’absurde et le mensonge. Je connais des gens (vous peut-être qui me lisez) qui vont jusqu’à s’étonner que le soleil des tropiques soit brûlant, qui ne veulent pas que les baleines parcourent les mers, et qui s’indignent que d’énormes montagnes de glace emprisonnent les pôles. Misère humaine !

Non, non, les hommes et les choses, les mœurs et les climats ne sont pas identiques ; j’ai vu ce que je dis avoir vu ; je cite des noms propres ; mes compagnons de voyage sont à Paris, je les nomme ; je rends toute justice à leur courage ; je fais ma part quelquefois bien petite dans ces périlleuses excursions : je ne mens pas, j’écris de l’histoire.

Partez, messieurs, allez visiter Timor, Rawack, la Nouvelle-Zélande, la terre d’Endracht, Fitgi, Campbell, le cap Horn.

Et vous saurez ce qu’est le monde, et vous le direz à vos amis ; mais n’allez point à Ombay, nul de vous n’en reviendrait.

Et maintenant que j’ai franchement répondu à vos doutes, je poursuis.

Il est impossible d’être plus courtois que les vents qui se levèrent frais et soutenus, immédiatement après notre retour à bord, et nous empêchèrent de tenir notre parole aux bons et généreux naturels de Bitoka ; ils ne voulurent pas que nous eussions à nous reprocher notre impolitesse à leur égard ; mais de leur côté les Ombayens, qui sans doute du rivage nous voyaient fuir le détroit maudit, durent se reprocher amèrement leur tendresse méconnue ou leur bienveillance trompée. Gare maintenant aux navigateurs qui après nous mettront le pied sur ce sol que la mitraille européenne devrait labourer !

C’est que nous apprîmes encore à Diély, par le gouverneur lui-même de cette colonie, que toutes les tentatives essayées contre Ombay avaient échoué devant les difficultés redoutables d’un mouillage impossible et d’un débarcadère difficile ; que les cannibales, ligués en masse contre l’ennemi commun, se retiraient dans l’intérieur des terres, sur le sommet des plus rudes montagnes ; que, descendant la nuit avec précaution comme des hyènes affamées, ils guettaient les soldats des avant-