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souvenirs d’un aveugle.

 ; que leurs flèches empoisonnées faisaient de nombreuses victimes, et que, dès qu’ils s’étaient emparés d’un homme, on en trouvait le lendemain sur la plage les restes sanglants et déchirés. — Au surplus, ajouta le sénor Pinto, dès qu’on a quitté leur pays d’enfer, ces farouches Malais, chassés de Timor pour leurs cruautés, rebâtissent en peu de jours leurs demeures saccagées, se séparent avec des cris frénétiques, deviennent ennemis implacables et se font de village à village une guerre à outrance. Ne dites à personne ici que vous êtes descendus à Ombay ; personne ne voudra vous croire, quand on saura que vous n’aviez pour auxiliaires que des fusils, des pistolets, des sabres et des gobelets d’escamoteur. De tous vos tours de passe-passe, poursuivit le gouverneur, qui m’adressait la parole, le plus surprenant, monsieur, est de leur avoir escamoté votre crâne et celui de vos amis ; ne le tentez pas une seconde fois, vous perdriez la partie.

Si les guerres intérieures que le gouverneur de Koupang faisait à l’empereur Louis avaient enlevé toutes les munitions du fort Concordia, il était aisé de voir que Diély vivait en paix avec ses voisins, car la rade retentissait incessamment du bruit du canon que M. José Pinto-Alco- forado-de-Azvedo-e-Souza faisait gronder dès qu’une de nos embarcations s’approchait de terre. Rien au monde n’est assourdissant comme l’enthousiasme ; il voulait que notre arrivée fut une époque mémorable dans les annales de la colonie. Il rajeunit son palais, il appela auprès de lui tous ses officiers, et voulut que les rajahs, ses tributaires, vinssent agrandir le cercle de ses courtisans. C’était une joie expansive, une amitié brûlante quoique née de la veille ; l’Europe était là, présente au pays qu’il protége de ses armes et de sa sagesse, et il prétendait fêter en notre personne cette Europe entière, dont un des plus glorieux pavillons flot- tait dans la rade.

C’est à nous féliciter des vents contraires et des calmes ; nous venions pour faire de l’eau, et voilà que les regrets vont escorter notre départ. M. Pinto sait comment on traite les gens de bonne maison.

Diély est plutôt une colonie chinoise que portugaise ; des émigrations nombreuses de Macao et de Canton ont lieu toutes les années ; mais malheureusement le sol de Timor est dévorant, et de cruelles maladies appellent incessamment de nouvelles recrues. Depuis que le sénor Pinto était gouverneur, son état-major européen avait été deux ou trois fois renouvelé ; lui seul et un de ses officiers avaient résisté aux atteintes d’une dyssenterie dont les premiers symptômes précèdent la mort de très-peu de jours. C’était l’exil qui avait conduit José Pinto à Diély ; c’était une disgrâce imméritée qui l’avait fait chef omnipotent d’un pays si éloigné du sien : eh bien ! loin d’en garder une basse rancune à ses juges abusés, en abandonnant au hasard les rênes de sa nouvelle patrie, il y exerçait au contraire un pouvoir doux et humain. Il veillait avec activité