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souvenirs d’un aveugle.

sin ? Eh bien ! à l’immobilité près, le roi de Guébé est le renard dont je vous parle.

Il était petit, vif, sautillant, piétinant ; il voulait tout voir, tout savoir ; il pressait la main de celui-ci, il frappait sur l’épaule de celui-là ; il rudoyait le matelot, il caressait l’officier ; il s’élançait d’un seul bond vers le gaillard d’avant et revenait en caracolant au gaillard d’arrière ; et puis, riant, chantant, parlant haut avec une volubilité à vous étourdir, il paraissait fort surpris de ne pas vous voir sourire à ses paroles d’ami ou de protecteur.

Il entra chez le commandant, demanda une plume, de l’encre, du papier ; il griffonna en arabe un compliment pour cet officier, pour sa dame et pour le navire. Puis il nous pria, ou plutôt il nous ordonna d’aller mouiller dans son île ; il nous jura que nous y serions reçus avec distinction et que les vivres ne nous feraient pas défaut. Il parut contrarié de notre refus, et s’en consola pourtant par l’assurance qu’il nous donna de nous accompagner jusqu’à Rawack.

Ce monarque si singulier se faisait appeler capitan Guébé. Il était maigre, étique ; il avait les pommettes brillantes, le front développé, les yeux vifs, scintillants, petits, privés de cils. Son nez se dessinait aigu, pointu et court ; sa bouche ne s’arrêtait qu’aux oreilles, et les quatre ou cinq dents qui lui restaient avaient une teinte toute coquette de jaune tirant sur le vert ; quelques poils gris pendaient à son menton à fossette ; ses bras étaient grêles ainsi que ses jambes ; ses mains et ses pieds étaient biscornus, ses épaules anguleuses et sa poitrine rétrécie. À tout prendre, il aurait pu passer pour un babouin assez bien taillé.

Son chef sans cheveux était couvert d’un turban qui n’avait pas dû être lavé depuis bien des années. Un large pantalon, noué autour des reins et descendant jusqu’à la place du mollet, couvrait ses cuisses décharnées, et il avait acheté, à Amboine sans doute, une robe de chambre à grands ramages, qui lui donnait une ressemblance parfaite avec ces singes savants que les Savoyards promènent chez nous de ville en ville. (Les singes m’en voudraient de la comparaison.)

La flottille du roi de Guébé se composait de trois carracores, montées par un grand nombre de guerriers qui paraissaient lui obéir en esclaves. De la première de ces embarcations qui nous accosta sortit une voix humble implorant comme une grâce spéciale la permission de laisser monter à notre bord deux des principaux officiers du roi de Guébé. Nous étions trop courtois pour ne pas accueillir avec bienveillance une demande ainsi formulée, et les deux lieutenants du monarque furent bientôt près de nous. Notre brave matelot Petit ne contenait plus sa joie ; il se sentait heureux de voir à ses côtés des hommes plus hideux que lui ; il se pavanait gravement en montrant du doigt à ses camarades les Guébéens visi-