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voyage autour du monde.

teurs, et peu s’en fallut qu’il ne se crût un Apollon ou tout au moins un Antinoüs.

Quand la carracore montée par le roi fut arrivée bord contre bord, le monarque indien s’amarra à la corvette ; puis il monta sans en demander la permission, et défendit impérieusement à ses officiers de le suivre. Dès lors s’établirent des échanges entre ses équipages et le nôtre. Nous donnions des foulards, des couteaux, des ciseaux, des rasoirs, des aiguilles ; on nous offrait en échange des arcs, des boucliers, des flèches artistement travaillées, des chapeaux de paille d’une forme très-originale, et des perles d’une assez belle eau, que les Guébéens tenaient enfermées dans de petits étuis de bambou.

Cependant la corvette filait toujours, et les carracores à la remorque paraissaient vouloir faire route avec nous. Le commandant ne jugea pas prudent de naviguer avec un tel voisinage, et souhaita le bonsoir au roi de Guébé, qui comprit à merveille cette impolitesse. Celui-ci nous salua donc à son tour, et nous promit de venir nous rejoindre à la terre des Papous, où nous allions mouiller. Petit était sur l’échelle lorsque le roi de Guébé descendit ; il le regarda en face et lui dit, comme s’il pouvait en être compris :

— Marsouin, tu es un brave gabier et je t’estime, parce que tu viens de me détrôner.

Le roi de Guébé, croyant qu’on lui adressait un compliment, prononça quelques paroles inintelligibles en arabe ou en malais sans doute, et Petit, tout rayonnant de cette réponse, lui répliqua :

Cré coquin ! que tu es laid ?…

Là-dessus ils se saluèrent à la musulmane ; le capitan sauta dans une de ses embarcations dont je vais vous parler en détail, et notre brave matelot remonta à bord, où il dîna avec un appétit inaccoutumé. Son succès l’avait enorgueilli.

Il était temps qu’une brise soutenue nous poussât jusqu’à notre première relâche, car depuis plus de deux mois notre pauvre équipage épuisé se traînait à peine sur le pont et dans la batterie ; la dysenterie et le scorbut ne cessaient pas leurs ravages. Rawack, où nous allions mouiller, pointait à l’horizon avec ses dômes de verdure dessinés déjà sur un ciel bleu, et la gaieté se glissa encore dans nos causeries du soir.

Les carracores de Guébé avaient fui loin de nous : c’étaient à coup sûr les pirates les plus effrontés et les plus téméraires de ces mers à moitié inconnues, si nous en jugeons par la hardiesse et l’insolence de leur visite.

Rien n’égale la dextérité avec laquelle les Guébéens manœuvrent ces curieuses embarcations longues de quarante à soixante pieds. Elles sont étroites ; leur poupe et leur proue s’élèvent à une hauteur prodigieuse ; les extrémités en sont terminées en croissant et en boule, et sont desti-