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souvenirs d’un aveugle.

et de bananier servent de toiture à ces demeures, élevées de sept à huit pieds au-dessus du sol sablonneux, et tout à l’entour se montrent épars quelques tombeaux protégés par leurs idoles hideuses, les crânes blanchis et les pieuses offrandes des amis et des parents. Un vide vaporeux, à travers les flèches élancées d’un admirable bouquet de cocotiers, laisse voir au loin un large ruban vert, canal tranquille qui sépare deux terres voisines. À gauche, le terrain reprend sa courbure et s’élève peu à peu, comme pour rivaliser de grâce et d’élégance avec le paysage du côté opposé. Sur la base de cette petite hauteur, le flot se brise avec violence et reflète au loin mille arcs-en-ciel. Enfin, dans un lointain violâtre se groupent les hautes et solitaires montagnes de Waigiou, dominant la terre silencieuse du pays des Papous ; et, pour raviver le tableau, des ombres, ou plutôt des fantômes noirs agités par la peur et la curiosité, sautillent au fond de la rade ainsi que ferait une bande de babouins. Enfin, des lames joyeuses courant les unes après les autres, reflétant un ciel d’azur et un soleil large et brûlant, complètent le paysage.

À la mer basse, un navire de moyenne grandeur peut toucher sur un roc à une encâblure de terre ; mais M. Guérin n’était pas homme à remplir la mission dont on l’avait chargé le matin sans signaler la position de ce dangereux récif.

Le lendemain de notre arrivée, Rawack fut désert ; notre présence avait fait fuir les naturels. Il y aurait une autre leçon à tirer de cette crainte générale et instantanée qu’éprouvent tous les sauvages à l’aspect seul d’un navire européen ; on serait tenté de croire que la civilisation ne s’est ouvert un passage à travers les océans, les déserts et les forêts, qu’à l’aide de la mitraille. Quand nous débarquâmes, la trace des pieds était encore empreinte sur le rivage ; des vases à demi remplis d’eau ou d’aliments frais se trouvaient dans les cases abandonnées, et les offrandes faites aux morts paraissaient être le dernier adieu des naturels à leur île natale.

Nos tentes dressées à terre protégeaient nos instruments astronomiques ; les embarcations cherchaient des mouillages commodes ; les chasseurs parcouraient les bois, les botanistes fouillaient partout, et les pauvres malades, appuyés sur leurs amis, cherchaient à ressaisir une vie près de leur échapper.

Cependant les indigènes ne se montraient pas encore ; leurs agiles pirogues glissaient bien la nuit dans le canal qui sépare Rawack de Waigiou, et comme nous n’avions pas l’air de nous apercevoir de ces rondes nocturnes et mystérieuses, les journées étaient paisibles, sans incidents, monotones et étouffantes. Peu à peu les pirogues s’approchèrent davantage ; les plus téméraires de ceux qui les montaient descendirent sur la plage ; et, tout tremblants d’abord, ensuite audacieux jusqu’à l’impertinence, ils s’établirent près de nous ; puis ils s’assirent familièrement à nos côtés, goûtèrent de nos mets, voulurent essayer la commodité de