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voyage autour du monde.

quelques-uns de nos vêtements, et finirent par commettre quelques larcins que nous eûmes la prudence de ne pas punir, de crainte que, par notre faute, il ne nous fût plus permis d’étudier leurs mœurs, leurs usages, leur caractère, et c’eût été une grande perte pour notre curiosité.

Lassés enfin de leurs courses nocturnes, dont ils ne tiraient aucun profit, rassurés aussi par notre attitude paisible, les insulaires échappés de Boni et de Waigiou se décidèrent à débarquer en plein jour en face de nous, sans armes, avec une sorte de bravoure où il y avait plus de fanfaronnade que de vrai courage, et il ne dépendit pas de nous que nous devinssions pour eux de véritables amis. Je dois ici un utile conseil aux explorateurs que le hasard ou les devoirs de leur mission appellent au milieu de ces peuplades les plus farouches du globe : c’est que, à moins d’y être forcés par les plus graves circonstances, ils ne doivent se montrer les agresseurs dans aucune occasion. Le plus sûr moyen d’adoucir le caractère cruel de ces indigènes est de leur témoigner une grande confiance. Si vous vous dîtes forts avec eux, ils vous prouvent, en vous assassinant, que vous êtes faibles. De pareils hommes n’ont d’arguments qu’au bout de leurs sagaies, de leurs crics ou de leurs flèches empoisonnées. Les restes sanglants de l’intrépide Cook n’auraient pas été confiés à la rade de Karakakooa dans un cercueil de plomb, si le défiant capitaine s’en était loyalement rapporté à la parole d’Owhiée, qui lui promettait réparation du vol dont l’illustre navigateur anglais avait à se plaindre. Que de catastrophes seraient évitées si, au lieu de braquer tout d’abord l’artillerie sur les plages, les voyageurs cherchaient à ne se faire connaître des indigènes que par des bienfaits !

Les sauvages sont, à la vérité, de grands enfants qui veulent qu’on les amuse et qu’on leur fasse des cadeaux, mais ils se révoltent contre les menaces. Que le jour arrive encore à mes yeux éteints, que j’entreprenne un nouveau voyage autour du monde, et j’emmènerai avec moi des danseurs de corde, des escamoteurs, des jongleurs, persuadé qu’avec un semblable cortège il me sera plus aisé de m’impatroniser chez ces peuples primitifs, d’étudier leurs mœurs, de visiter l’intérieur de leurs déserts, de leurs forêts, qu’en m’aidant de fusils et de balles, dont la puissance les soumet quelquefois, mais ne les désarme jamais.

Pour ma part, je déclare que je n’ai couru de véritables dangers qu’alors que j’ai voulu combattre les sauvages avec nos armes européennes, et je n’ai jamais voyagé avec plus de sécurité que lorsqu’en débarquant j’ai confié aux naturels, accourus sur le rivage par curiosité ou par un instinct de rapine, mes boîtes, mes pistolets, mes objets d’échange et même mon fusil. Je vous dirai plus tard ce qui m’est arrivé à Wahoo, l’une des plus belles îles et des plus riches de l’archipel des Sandwich.

Je maintiens donc que, si les Européens ont à déplorer tant de sanglantes