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voyage autour du monde

raillées par le courroux des éléments et des hommes, qu’elles feraient douter de la raison humaine.

Je n’ai jamais passé à côté de Rouvière, ce colon généreux du cap de Bonne-Espérance, sans porter dévotement la main à mon chapeau. Eh bien ! le pêcheur de baleines a la même puissance sur moi : de loin comme de près, je le salue avec un respect qui tient de l’admiration. Je m’incline devant cette figure brûlée par le soleil ou creusée par les frimas, mais toujours grave et réfléchie.

Et pour tant de périls à braver, que gagne le matelot pêcheur ou le matelot harponneur ? Il peut sans doute, au retour de son voyage, apporter à sa famille rassurée des trésors suffisants pour embellir une vieillesse tranquille ? Hélas ! non ce qui l’accompagne au retour, ce sont quelques piastres dans sa bourse de cuir, c’est une semaine de gala et d’orgie avec les amis du village, c’est un corps brisé, c’est la misère avec ses horreurs… Et puis il repart, il reprend la mer, il retourne à la récolte de ces piastres dépensées avec tant d’insouciance… Et le vieux père voit s’ouvrir la tombe sans recevoir le dernier adieu du fils englouti loin de lui sous les glaces polaires.

Si jamais digression fut permise à un navigateur, c’est celle, à coup sûr, qui m’entraîne en ce moment ; on me la pardonnera, j’espère ; je ne sors pas de l’élément que j’ai pris à tâche de faire connaître ; je ne quitte pas le champ de bataille sur lequel je me promène depuis bientôt près de deux ans. La course est si longue encore !

Quelques détails.

La force de la baleine est, pour ainsi dire, en proportion de sa taille monstrueuse, et ses passions peuvent, selon toutes les probabilités, être comprises et analysées. La rapidité de la baleine est telle que les mers paraissent trop étroites aux caprices et aux exigences de ses évolutions, et que l’imagination la plus désordonnée recule en présence de l’exactitude des calculs obtenus à l’aide de documents et de faits irrécusables.

Cependant il en est de ces monstrueux cétacés comme de toutes les gigantesques créations de Dieu ; ce n’est qu’après de sévères études, ce n’est qu’après bien des années et souvent bien des siècles de travaux et d’expériences, que l’on est parvenu à les connaître, à les classer. L’histoire et la philosophie n’acceptent le merveilleux que lorsqu’il n’est pas l’absurde, et l’homme a maintenant une trop juste idée de la sagesse divine pour ne pas se révolter contre les phénomènes dont la peur, la sottise et l’ignorance ont si longtemps fait l’objet de leur culte irréfléchi. C’est bien assez des trésors de la création, que tous les climats de la terre offrent à la méditation humaine, sans que nous ayons besoin de créer nous-mêmes des fantômes et des chimères qui, au lieu de l’élargir, donneraient un brevet d’impuissance à la volonté divine.

Nous savons aujourd’hui ce que nous devons penser de ces contes anti-